— Ah ! ben !… quien, je m’ennuierais,
répondit la servante.
— Pauvre Nanon ! Veux-tu du cassis ?
— Ah ! pour du cassis, je ne dis pas non ;
madame le fait ben mieux que les apothicaires. Celui qu’i vendent est de la
drogue.
— Ils y mettent trop de sucre, ça ne sent
plus rien, dit le bonhomme.
Le lendemain, la famille, réunie à huit
heures pour le déjeuner, offrit le tableau de la première scène d’une intimité
bien réelle. Le malheur avait promptement mis en rapport madame Grandet,
Eugénie et Charles ; Nanon elle-même sympathisait avec eux sans le savoir.
Tous quatre commencèrent à faire une même famille. Quant au vieux vigneron,
son avarice satisfaite et la certitude de voir bientôt partir le mirliflor
sans avoir à lui payer autre chose que son voyage à Nantes, le rendirent
presque indifférent à sa présence au logis. Il laissa les deux enfants, ainsi
qu’il nomma Charles et Eugénie, libres de se comporter comme bon leur
semblerait sous l’œil de madame Grandet, en laquelle il avait d’ailleurs une
entière confiance en ce qui concernait la morale publique et religieuse.
L’alignement de ses prés et des fossés jouxtant la route, ses plantations de
peupliers en Loire et les travaux d’hiver dans ses clos et à Froidfond
l’occupèrent exclusivement. Dès lors commença pour Eugénie le primevère de
l’amour. Depuis la scène de nuit pendant laquelle la cousine donna son trésor
au cousin, son cœur avait suivi le trésor. Complices tous deux du même secret,
ils se regardaient en s’exprimant une mutuelle intelligence qui
approfondissait leurs sentiments et les leur rendait mieux communs, plus
intimes, en les mettant pour ainsi dire, tous deux en dehors de la vie
ordinaire. La parenté n’autorisait-elle pas une certaine douceur dans
l’accent, une tendresse dans les regards : aussi Eugénie se plut-elle à
endormir les souffrances de son cousin dans les joies enfantines d’un naissant
amour. N’y a-t-il pas de gracieuses similitudes entre les commencements de
l’amour et ceux de la vie ? Ne berce-t-on pas l’enfant par de doux chants et
de gentils regards ? Ne lui dit-on pas de merveilleuses histoires qui lui
dorent l’avenir ? Pour lui l’espérance ne déploie-t-elle pas incessamment ses
ailes radieuses ? Ne verse-t-il pas tour à tour des larmes de joie et de
douleur ? Ne se querelle-t-il pas pour des riens, pour des cailloux avec
lesquels il essaie de se bâtir un mobile palais, pour des bouquets aussitôt
oubliés que coupés ? N’est-il pas avide de saisir le temps, d’avancer dans la
vie ? L’amour est notre seconde transformation. L’enfance et l’amour furent
même chose entre Eugénie et Charles : ce fut la passion première avec tous ses
enfantillages, d’autant plus caressants pour leurs cœurs qu’ils étaient
enveloppés de mélancolie. En se débattant à sa naissance sous les crêpes du
deuil, cet amour n’en était d’ailleurs que mieux en harmonie avec la
simplicité provinciale de cette maison en ruines. En échangeant quelques mots
avec sa cousine au bord du puits, dans cette cour muette ; en restant dans ce
jardinet, assis sur un banc moussu jusqu’à l’heure où le soleil se couchait,
occupés à se dire de grands riens ou recueillis dans le calme qui régnait
entre le rempart et la maison, comme on l’est sous les arcades d’une église,
Charles comprit la sainteté de l’amour ; car sa grande dame, sa chère Annette
ne lui en avait fait connaître que les troubles orageux. Il quittait en ce
moment la passion parisienne, coquette, vaniteuse, éclatante, pour l’amour pur
et vrai. Il aimait cette maison, dont les mœurs ne lui semblèrent plus si
ridicules. Il descendait dès le matin afin de pouvoir causer avec Eugénie
quelques moments avant que Grandet ne vint donner les provisions ; et, quand
les pas du bonhomme retentissaient dans les escaliers, il se sauvait au
jardin. La petite criminalité de ce rendez-vous matinal, secret même pour la
mère d’Eugénie, et que Nanon faisait semblant de ne pas apercevoir, imprimait
à l’amour le plus innocent du monde la vivacité des plaisirs défendus. Puis,
quand, après le déjeuner, le père Grandet était parti pour aller voir ses
propriétés et ses exploitations, Charles demeurait entre la mère et la fille,
éprouvant des délices inconnues à leur prêter les mains pour dévider du fil, à
les voir travaillant, à les entendre jaser. La simplicité de cette vie presque
monastique, qui lui révéla les beautés de ces âmes auxquelles le monde était
inconnu, le toucha vivement. Il avait cru ces mœurs impossibles en France, et
n’avait admis leur existence qu’en Allemagne, encore n’était-ce que
fabuleusement et dans les romans d’Auguste Lafontaine. Bientôt pour lui
Eugénie fut l’idéal de la Marguerite de Gœthe, moins la faute. Enfin de jour
en jour ses regards, ses paroles ravirent la pauvre fille, qui s’abandonna
délicieusement au courant de l’amour ; elle saisissait sa félicité comme un
nageur saisit la branche de saule pour se tirer du fleuve et se reposer sur la rive.
Les chagrins d’une prochaine absence n’attristaient-ils pas déjà les heures
les plus joyeuses de ces fuyardes journées ? Chaque jour un petit événement
leur rappelait la prochaine séparation. Ainsi, trois jours après le départ de
des Grassins, Charles fut emmené par Grandet au Tribunal de Première Instance
avec la solennité que les gens de province attachent à de tels actes, pour y
signer une renonciation à la succession de son père. Répudiation terrible !
espèce d’apostasie domestique. Il alla chez maître Cruchot faire faire deux
procurations, l’une pour des Grassins, l’autre pour l’ami chargé de vendre son
mobilier. Puis il fallut remplir les formalités nécessaires pour obtenir un
passeport à l’étranger. Enfin, quand arrivèrent les simples vêtements de deuil
que Charles avait demandés à Paris, il fit venir un tailleur de Saumur et lui
vendit sa garde-robe inutile. Cet acte plut singulièrement au père Grandet.
— Ah ! vous voilà comme un homme qui doit
s’embarquer et qui veut faire fortune, lui dit-il en le voyant vêtu d’une
redingote de gros drap noir. Bien, très bien !
— Je vous prie de croire, monsieur, lui
répondit Charles, que je saurai bien avoir l’esprit de ma situation.
— Qu’est-ce que c’est que cela ? dit le
bonhomme dont les yeux s’animèrent à la vue d’une poignée d’or que lui montra
Charles.
— Monsieur, j’ai réuni mes boutons, mes
anneaux, toutes les superfluités que je possède et qui pouvaient avoir quelque
valeur ; mais, ne connaissant personne à Saumur, je voulais vous prier ce
matin de…
— De vous acheter cela ? dit Grandet en
l’interrompant.
— Non, mon oncle, de m’indiquer un honnête
homme qui…
— Donnez-moi cela, mon neveu ; j’irai vous
estimer cela là-haut, et je reviendrai vous dire ce que cela vaut, à un
centime près. Or de bijou, dit-il en examinant une longue chaîne, dix-huit à
dix-neuf carats.
Le bonhomme tendit sa large main et emporta
la masse d’or.
— Ma cousine, dit Charles, permettez-moi de
vous offrir ces deux boutons qui pourront vous servir à attacher des rubans à
vos poignets. Cela fait un bracelet fort à la mode en ce moment.
— J’accepte sans hésiter, mon cousin,
dit-elle en lui jetant un regard d’intelligence.
— Ma tante, voici le dé de ma mère, je le
gardais précieusement dans ma toilette de voyage, dit Charles en présentant un
joli dé d’or à madame Grandet, qui depuis dix ans en désirait un.
— Il n’y a pas de remercîments possibles, mon
neveu, dit la vieille mère dont les yeux se mouillèrent de larmes. Soir et
matin dans mes prières j’ajouterai la plus pressante de toutes pour vous, en
disant celle des voyageurs. Si je mourais, Eugénie vous conserverait ce bijou.
— Cela vaut neuf cent quatre-vingt-neuf
francs soixante-quinze centimes, mon neveu, dit Grandet en ouvrant la porte.
Mais, pour vous éviter la peine de vendre cela, je vous en compterai l’argent…
en livres.
Le mot en livres signifie sur le littoral de
la Loire que les écus de six livres doivent être acceptés pour six francs sans
déduction.
— Je n’osais vous le proposer, répondit
Charles ; mais il me répugnait de brocanter mes bijoux dans la ville que vous
habitez. Il faut laver son linge sale en famille, disait Napoléon. Je vous
remercie donc de votre complaisance. Grandet se gratta l’oreille, et il y eut
un moment de silence. — Mon cher oncle, reprit Charles en le regardant d’un
air inquiet comme s’il eût craint de blesser sa susceptibilité, ma cousine et
ma tante ont bien voulu accepter un faible souvenir de moi ; veuillez à votre
tour agréer des boutons de manche qui me deviennent inutiles : ils vous
rappelleront un pauvre garçon qui, loin de vous, pensera certes à ceux qui
désormais seront toute sa famille.
— Mon garçon ! mon garçon, faut pas te dénuer
comme ça… Qu’as-tu donc, ma femme ? dit-il en se tournant avec avidité vers
elle, ah ! un dé d’or. Et toi, fifille, tiens, des agrafes de diamants.
Allons, je prends tes boutons, mon garçon, reprit-il en serrant la main de
Charles. Mais… tu me permettras de… te payer… ton, oui… ton passage aux Indes.
Oui, je veux te payer ton passage. D’autant, vois-tu, garçon, qu’en estimant
tes bijoux, je n’en ai compté que l’or brut, il y a peut-être quelque chose à
gagner sur les façons. Ainsi, voilà qui est dit. Je te donnerai quinze cents
francs… en livres, que Cruchot me prêtera ; car je n’ai pas un rouge liard
ici, à moins que Perrottet, qui est en retard de son fermage, ne me le paye.
Tiens, tiens, je vais l’aller voir.
Il prit son chapeau, mit ses gants et sortit.
— Vous vous en irez donc, dit Eugénie en lui
jetant un regard de tristesse mêlée d’admiration.
— Il le faut, dit-il en baissant la tête.
Depuis quelques jours, le maintien, les
manières, les paroles de Charles étaient devenus ceux d’un homme profondément
affligé, mais qui, sentant peser sur lui d’immenses obligations, puise un
nouveau courage dans son malheur. Il ne soupirait plus, il s’était fait homme.
Aussi jamais Eugénie ne présuma-t-elle mieux du caractère de son cousin, qu’en
le voyant descendre dans ses habits de gros drap noir, qui allaient bien à sa
figure pâlie et à sa sombre contenance. Ce jour-là le deuil fut pris par les
deux femmes, qui assistèrent avec Charles à un Requiem célébré à la
paroisse pour l’âme de feu Guillaume Grandet.
Au second déjeuner, Charles reçut des lettres
de Paris, et les lut.
— Hé ! bien, mon cousin, êtes-vous content de
vos affaires ? dit Eugénie à voix basse.
— Ne fais donc jamais de ces questions-là, ma
fille, répondit Grandet. Que diable, je ne te dis pas les miennes, pourquoi
fourres-tu le nez dans celles de ton cousin ? Laisse-le donc, ce garçon.
— Oh ! je n’ai point de secrets, dit Charles.
— Ta, ta, ta, mon neveu, tu sauras qu’il faut
tenir sa langue en bride dans le commerce.
Quand les deux amants furent seuls dans le
jardin, Charles dit à Eugénie en l’attirant sur le vieux banc où ils
s’assirent sous le noyer : — J’avais bien présumé d’Alphonse, il s’est conduit
à merveille. Il a fait mes affaires avec prudence et loyauté. Je ne dois rien
à Paris, tous mes meubles sont bien vendus, et il m’annonce avoir, d’après les
conseils d’un capitaine au long-cours, employé trois mille francs qui lui
restaient en une pacotille composée de curiosités européennes desquelles on
tire un excellent parti aux Indes. Il a dirigé mes colis sur Nantes, où se
trouve un navire en charge pour Java. Dans cinq jours, Eugénie, il faudra nous
dire adieu pour toujours peut-être, mais au moins pour longtemps. Ma pacotille
et dix mille francs que m’envoient deux de mes amis sont un bien petit
commencement. Je ne puis songer à mon retour avant plusieurs années. Ma chère
cousine, ne mettez pas en balance ma vie et la vôtre, je puis périr, peut-être
se présentera-t-il pour vous un riche établissement…
— Vous m’aimez ?… dit-elle.
— Oh ! oui, bien, répondit-il avec une
profondeur d’accent qui révélait une égale profondeur dans le sentiment.
— J’attendrai, Charles. Dieu ! mon père est à
sa fenêtre, dit-elle en repoussant son cousin qui s’approchait pour
l’embrasser.
Elle se sauva sous la voûte, Charles l’y
suivit ; en le voyant, elle se retira au pied de l’escalier et ouvrit la porte
battante ; puis, sans trop savoir où elle allait, Eugénie se trouva près du
bouge de Nanon, à l’endroit le moins clair du couloir ; là Charles, qui
l’avait accompagnée, lui prit la main, l’attira sur son cœur, la saisit par la
taille, et l’appuya doucement sur lui. Eugénie ne résista plus ; elle reçut et
donna le plus pur, le plus suave, mais aussi le plus entier de tous les
baisers.
— Chère Eugénie, un cousin est mieux qu’un
frère, il peut t’épouser, lui dit Charles.
— Ainsi soit-il ! cria Nanon en ouvrant la
porte de son taudis.
Les deux amants, effrayés, se sauvèrent dans
la salle, où Eugénie reprit son ouvrage, et où Charles se mit à lire les
litanies de la Vierge dans le paroissien de madame Grandet.
— Quien ! dit Nanon, nous faisons tous nos
prières.
Dès que Charles eut annoncé son départ,
Grandet se mit en mouvement pour faire croire qu’il lui portait beaucoup
d’intérêt ; il se montra libéral de tout ce qui ne coûtait rien, s’occupa de
lui trouver un emballeur, et dit que cet homme prétendait vendre ses caisses
trop cher ; il voulut alors à toute force les faire lui-même, et y employa de
vieilles planches ; il se leva dès le matin pour raboter, ajuster, planer,
clouer ses voliges et en confectionner de très belles caisses dans lesquelles
il emballa tous les effets de Charles ; il se chargea de les faire descendre
par bateau sur la Loire, de les assurer, et de les expédier en temps utile à
Nantes.
Depuis le baiser pris dans le couloir, les
heures s’enfuyaient pour Eugénie avec une effrayante rapidité. Parfois elle
voulait suivre son cousin. Celui qui a connu la plus attachante des passions,
celle dont la durée est chaque jour abrégée par l’âge, par le temps, par une
maladie mortelle, par quelques-unes des fatalités humaines, celui-là
comprendra les tourments d’Eugénie. Elle pleurait souvent en se promenant dans
ce jardin, maintenant trop étroit pour elle, ainsi que la cour, la maison, la
ville : elle s’élançait par avance sur la vaste étendue des mers. Enfin la
veille du départ arriva. Le matin, en
l’absence de Grandet et de Nanon, le précieux coffret où se trouvaient les
deux portraits fut solennellement installé dans le seul tiroir du bahut qui
fermait à clef et où était la bourse maintenant vide. Le dépôt de ce trésor
n’alla pas sans bon nombre de baisers et de larmes. Quand Eugénie mit la clef
dans son sein, elle n’eut pas le courage de défendre à Charles d’y baiser la
place.
— Elle ne sortira pas de là, mon ami.
— Eh ! bien, mon cœur y sera toujours aussi.
— Ah ! Charles, ce n’est pas bien, dit-elle
d’un accent peu grondeur.
— Ne sommes-nous pas mariés, répondit-il ;
j’ai ta parole, prends la mienne.
— À toi, pour jamais ! fut dit deux fois de
part et d’autre.
Aucune promesse faite sur cette terre ne fut
plus pure : la candeur d’Eugénie avait momentanément sanctifié l’amour de
Charles. Le lendemain matin le déjeuner fut triste. Malgré la robe d’or et une
croix à la Jeannette que lui donna Charles, Nanon elle-même, libre d’exprimer
ses sentiments, eut la larme à l’œil.
— Ce pauvre mignon, monsieur, qui s’en va sur
mer. Que Dieu le conduise.
À dix heures et demie, la famille se mit en
route pour accompagner Charles à la diligence de Nantes. Nanon avait lâché le
chien, fermé la porte, et voulut porter le sac de nuit de Charles. Tous les
marchands de la vieille rue étaient sur le seuil de leurs boutiques pour voir
passer ce cortège, auquel se joignit sur la place maître Cruchot.
— Ne va pas pleurer, Eugénie, lui dit sa
mère.
— Mon neveu, dit Grandet sous la porte de
l’auberge, en embrassant Charles sur les deux joues, partez pauvre, revenez
riche, vous trouverez l’honneur de votre père sauf. Je vous en réponds, moi,
Grandet ; car, alors, il ne tiendra qu’à vous de…
— Ah ! mon oncle, vous adoucissez l’amertume
de mon départ. N’est-ce pas le plus beau présent que vous puissiez me faire ?
Ne comprenant pas les paroles du vieux
tonnelier, qu’il avait interrompu, Charles répandit sur le visage tanné de son
oncle des larmes de reconnaissance, tandis qu’Eugénie serrait de toutes ses
forces la main de son cousin et celle de son père. Le notaire seul souriait en
admirant la finesse de Grandet, car lui seul avait bien compris le bonhomme.
Les quatre Saumurois, environnés de plusieurs
personnes, restèrent devant la voiture jusqu’à ce qu’elle partît ; puis, quand
elle disparut sur le pont et ne retentit plus que dans le lointain : — Bon
voyage ! dit le vigneron. Heureusement maître Cruchot fut le seul qui entendit
cette exclamation. Eugénie et sa mère étaient allées à un endroit du quai d’où
elles pouvaient encore voir la diligence, et agitaient leurs mouchoirs blancs,
signe auquel répondit Charles en déployant le sien.
— Ma mère, je voudrais avoir pour un moment
la puissance de Dieu, dit Eugénie au moment où elle ne vit plus le mouchoir de
Charles.
Pour ne point interrompre le cours des
événements qui se passèrent au sein de la famille Grandet, il est nécessaire
de jeter par anticipation un coup d’œil sur les opérations que le bonhomme fit
à Paris par l’entremise de des Grassins. Un mois après le départ du banquier,
Grandet possédait une inscription de cent mille livres de rente achetée à
quatre-vingts francs net. Les renseignements donnés à sa mort par son
inventaire n’ont jamais fourni la moindre lumière sur les moyens que sa
défiance lui suggéra pour échanger le prix de l’inscription contre
l’inscription elle-même. Maître Cruchot pensa que Nanon fut, à son insu,
l’instrument fidèle du transport des fonds. Vers cette époque, la servante fit
une absence de cinq jours, sous prétexte d’aller ranger quelque chose à
Froidfond, comme si le bonhomme était capable de laisser traîner quelque
chose. En ce qui concerne les affaires de la maison Guillaume Grandet, toutes
les prévisions du tonnelier se réalisèrent.
À la Banque de France se trouvent, comme
chacun sait, les renseignements les plus exacts sur les grandes fortunes de
Paris et des départements. Les noms de des Grassins et de Félix Grandet de
Saumur y étaient connus et y jouissaient de l’estime accordée aux célébrités
financières qui s’appuient sur d’immenses propriétés territoriales libres
d’hypothèques. L’arrivée du banquier de Saumur, chargé, disait-on, de liquider
par honneur la maison Grandet de Paris, suffit donc pour éviter à l’ombre du
négociant la honte des
protêts. La levée des scellés se fit en
présence des créanciers, et le notaire de la famille se mit à procéder
régulièrement à l’inventaire de la succession. Bientôt des Grassins réunit les
créanciers, qui, d’une voix unanime, élurent pour liquidateurs le banquier de
Saumur, conjointement avec François Keller, chef d’une riche maison, l’un des
principaux intéressés, et leur confièrent tous les pouvoirs
nécessaires pour sauver à la fois l’honneur de la famille et les créances. Le
crédit du Grandet de Saumur, l’espérance qu’il répandit au cœur des créanciers
par l’organe de des Grassins, facilitèrent les transactions ; il ne se
rencontra pas un seul récalcitrant parmi les créanciers. Personne ne pensait à
passer sa créance au compte de Profits et Pertes, et chacun se disait : —
Grandet de Saumur payera ! Six mois s’écoulèrent. Les Parisiens avaient
remboursé les effets en circulation et les conservaient au fond de leurs
portefeuilles. Premier résultat que voulait obtenir le tonnelier. Neuf mois
après la première assemblée, les deux liquidateurs distribuèrent quarante-sept
pour cent à chaque créancier. Cette somme fut produite par la vente des
valeurs, possessions, biens et choses généralement quelconques appartenant à
feu Guillaume Grandet, et qui fut faite avec une fidélité scrupuleuse. La plus
exacte probité présidait à cette liquidation. Les créanciers se plurent à
reconnaître l’admirable et incontestable honneur des Grandet. Quand ces
louanges eurent circulé convenablement, les créanciers demandèrent le reste de
leur argent. Il leur fallut écrire une lettre collective à Grandet.
— Nous y voilà, dit l’ancien tonnelier en
jetant la lettre au feu ; patience, mes petits amis.
En réponse aux propositions contenues dans
cette lettre, Grandet de Saumur demanda le dépôt chez un notaire de tous les
titres de créance existants contre la succession de son frère, en les
accompagnant d’une quittance des payements déjà faits, sous prétexte d’apurer
les comptes, et de correctement établir l’état de la succession. Ce dépôt
souleva mille difficultés. Généralement, le créancier est une sorte de
maniaque. Aujourd’hui prêt à conclure, demain il veut tout mettre à feu et à
sang ; plus tard il se fait ultra-débonnaire. Aujourd’hui sa femme est de
bonne humeur, son petit dernier a fait ses dents, tout va bien au logis, il ne
veut pas perdre un sou ; demain il pleut, il ne peut pas sortir, il est
mélancolique, il dit oui à toutes les propositions qui peuvent terminer une
affaire ; le surlendemain il lui faut des garanties, à la fin du mois il
prétend vous exécuter, le bourreau ! Le créancier ressemble à ce moineau franc
à la queue duquel on engage les petits enfants à tâcher de poser un grain de
sel ; mais le créancier rétorque cette image contre sa créance, de laquelle il
ne peut rien saisir. Grandet avait observé les variations atmosphériques des
créanciers, et ceux de son frère obéirent à tous ses calculs. Les uns se
fâchèrent et se refusèrent
net
au dépôt. — Bon ! ça va bien, disait Grandet en se frottant les mains à la
lecture des lettres que lui écrivait à ce sujet des Grassins. Quelques autres
ne consentirent audit dépôt que sous la condition de faire bien constater
leurs droits, ne renoncer à aucuns, et se réserver même celui de faire
déclarer la faillite. Nouvelle correspondance, après laquelle Grandet de
Saumur consentit à toutes les réserves demandées. Moyennant cette concession,
les créanciers bénins firent entendre raison aux créanciers durs. Le dépôt eut
lieu, non sans quelques plaintes. — Ce bonhomme, dit-on à des Grassins, se
moque de vous et de nous. Vingt-trois mois après la mort de Guillaume Grandet,
beaucoup de commerçants, entraînés par le mouvement des affaires de Paris,
avaient oublié leurs recouvrements Grandet, ou n’y pensaient que pour se
dire : — Je commence à croire que les quarante-sept pour cent sont tout ce que
je tirerai de cela. Le tonnelier avait calculé sur la puissance du temps, qui,
disait-il, est un bon diable. À la fin de la troisième année, des Grassins
écrivit à Grandet que, moyennant dix pour cent des deux millions quatre cent
mille francs restant dus par la maison Grandet, il avait amené les créanciers
à lui rendre leurs titres. Grandet répondit que le notaire et l’agent de
change dont les épouvantables faillites avaient causé la mort de son frère,
vivaient, eux ! pouvaient être devenus bons, et qu’il fallait les
actionner afin d’en tirer quelque chose et diminuer le chiffre du déficit. À
la fin de la quatrième année, le déficit fut bien et dûment arrêté à la somme
de douze cent mille francs. Il y eut des pourparlers qui durèrent six mois
entre les liquidateurs et les créanciers, entre Grandet et les liquidateurs.
Bref, vivement pressé de s’exécuter, Grandet de Saumur répondit aux deux
liquidateurs, vers le neuvième mois de cette année, que son neveu, qui avait
fait fortune aux Indes, lui avait manifesté l’intention de payer intégralement
les dettes de son père ; il ne pouvait pas prendre sur lui de les solder
frauduleusement sans l’avoir consulté ; il attendait une réponse. Les
créanciers, vers le milieu de la cinquième année, étaient encore tenus en
échec avec le mot intégralement, de temps en temps lâché par le sublime
tonnelier, qui riait dans sa barbe, et ne disait jamais, sans laisser échapper
un fin sourire et un juron, le mot : — Ces PARISIENS ! Mais les créanciers
furent réservés à un sort inouï dans les fastes du commerce. Ils se
retrouveront dans la position où les avait maintenus Grandet au moment où les
événements de cette histoire les obligeront à y reparaître.
Quand les rentes atteignirent à 115, le père Grandet vendit, retira de Paris
environ deux millions quatre cent mille francs en or, qui rejoignirent dans
ses barillets les six cent mille francs d’intérêts composés que lui avaient
donnés ses inscriptions. Des Grassins demeurait à Paris. Voici pourquoi.
D’abord il fut nommé député ; puis il s’amouracha, lui père de famille, mais
ennuyé par l’ennuyeuse vie saumuroise, de Florine, une des plus jolies
actrices du théâtre de Madame, et il y eut recrudescence du quartier-maître
chez le banquier. Il est inutile de parler de sa conduite ; elle fut jugée à
Saumur profondément immorale. Sa femme se trouva très heureuse d’être séparée
de biens et d’avoir assez de tête pour mener la maison de Saumur, dont les
affaires se continuèrent sous son nom, afin de réparer les brèches faites à sa
fortune par les folies de monsieur des Grassins. Les Cruchotins empiraient si
bien la situation fausse de la quasi-veuve, qu’elle maria fort mal sa fille,
et dut renoncer à l’alliance d’Eugénie Grandet pour son fils. Adolphe
rejoignit des Grassins à Paris, et y devint, dit-on, fort mauvais sujet. Les
Cruchot triomphèrent.
— Votre mari n’a pas de bon sens, disait
Grandet en prêtant une somme à madame des Grassins, moyennant sûretés. Je vous
plains beaucoup, vous êtes une bonne petite femme.
— Ah ! monsieur, répondit la pauvre dame, qui
pouvait croire que le jour où il partit de chez vous pour aller à Paris, il
courait à sa ruine.
— Le ciel m’est témoin, madame, que j’ai tout
fait jusqu’au dernier moment pour l’empêcher d’y aller. Monsieur le président
voulait à toute force l’y remplacer ; et, s’il tenait tant à s’y rendre, nous
savons maintenant pourquoi.
Ainsi Grandet n’avait aucune obligation à des
Grassins.
En toute situation, les femmes ont plus de
causes de douleur que n’en a l’homme, et souffrent plus que lui. L’homme a sa
force, et l’exercice de sa puissance : il agit, il va, il s’occupe, il pense,
il embrasse l’avenir et y trouve des consolations. Ainsi faisait Charles. Mais
la femme demeure, elle reste face à face avec le chagrin dont rien ne la
distrait, elle descend jusqu’au fond de l’abîme qu’il a ouvert, le mesure et
souvent le comble de ses vœux et de ses larmes. Ainsi faisait Eugénie. Elle
s’initiait à sa destinée. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours
le texte de la vie des femmes. Eugénie devait être toute la femme, moins ce
qui la console. Son bonheur, amassé comme les clous semés sur la muraille, suivant
la sublime expression de Bossuet, ne devait pas un jour lui remplir le creux
de la main. Les chagrins ne se font jamais attendre, et pour elle ils
arrivèrent bientôt. Le lendemain du départ de Charles, la maison Grandet
reprit sa physionomie pour tout le monde, excepté pour Eugénie qui la trouva
tout à coup bien vide. À l’insu de son père, elle voulut que la chambre de
Charles restât dans l’état où il l’avait laissée. Madame Grandet et Nanon
furent volontiers complices de ce statu quo.
— Qui sait s’il ne reviendra pas plus tôt que
nous ne le croyons, dit-elle.
— Ah ! je le voudrais voir ici, répondit
Nanon. Je m’accoutumais ben à lui ! C’était un ben doux, un ben parfait
monsieur, quasiment joli, moutonné comme une fille. Eugénie regarda Nanon.
— Sainte Vierge, mademoiselle, vous avez les
yeux à la perdition de votre âme ! Ne regardez donc pas le monde comme ça.
Depuis ce jour, la beauté de mademoiselle
Grandet prit un nouveau caractère. Les graves pensées d’amour par lesquelles
son âme était lentement envahie, la dignité de la femme aimée donnèrent à ses
traits cette espèce d’éclat que les peintres figurent par l’auréole. Avant la
venue de son cousin, Eugénie pouvait être comparée à la Vierge avant la
conception, quand il fut parti elle ressemblait à la Vierge mère : elle avait
conçu l’amour. Ces deux Maries, si différentes et si bien représentées par
quelques peintres espagnols, constituent l’une des plus brillantes figures qui
abondent dans le christianisme. En revenant de la messe où elle alla le
lendemain du départ de Charles, et où elle avait fait vœu d’aller tous les
jours, elle prit, chez le libraire de la ville, une mappemonde qu’elle cloua
près de son miroir, afin de suivre son cousin dans sa route vers les Indes,
afin de pouvoir se mettre un peu, soir et matin, dans le vaisseau qui l’y
transportait, de le voir, de lui adresser mille questions, de lui dire : —
Es-tu bien ? ne souffres-tu pas ? penses-tu bien à moi, en voyant cette étoile
dont tu m’as appris à connaître les beautés et l’usage ? Puis, le matin, elle
restait pensive sous le noyer, assise sur le banc de bois rongé par les vers
et garni de mousse grise où ils s’étaient dit tant de bonnes choses, de
niaiseries, où ils avaient bâti les châteaux en Espagne de leur joli ménage.
Elle pensait à l’avenir en regardant le ciel par le petit espace que les murs
lui permettaient d’embrasser ; puis le vieux pan de muraille, et le toit sous
lequel était la chambre de Charles. Enfin ce
fut l’amour solitaire, l’amour vrai qui persiste, qui se glisse dans toutes
les pensées, et devient la substance, ou, comme eussent dit nos pères,
l’étoffe de la vie. Quand les soi-disant amis du père Grandet venaient faire
la partie le soir, elle était gaie, elle dissimulait ; mais, pendant toute la
matinée, elle causait de Charles avec sa mère et Nanon. Nanon avait compris
qu’elle pouvait compatir aux souffrances de sa jeune maîtresse sans manquer à
ses devoirs envers son vieux patron, elle qui disait à Eugénie : — Si j’avais
eu un homme à moi, je l’aurais… suivi dans l’enfer. Je l’aurais… quoi… Enfin,
j’aurais voulu m’exterminer pour lui ; mais… rien. Je mourrai sans savoir ce
que c’est que la vie. Croiriez-vous, mademoiselle, que ce vieux Cornoiller,
qu’est un bon homme tout de même, tourne autour de ma jupe, rapport à mes
rentes, tout comme ceux qui viennent ici flairer le magot de monsieur, en vous
faisant la cour ? Je vois ça, parce que je suis encore fine, quoique je sois
grosse comme une tour ; hé ! bien, mam’zelle, ça me fait plaisir, quoique ça
ne soye pas de l’amour.
Deux mois se passèrent ainsi. Cette vie
domestique, jadis si monotone, s’était animée par l’immense intérêt du secret
qui liait plus intimement ces trois femmes. Pour elles, sous les planchers
grisâtres de cette salle, Charles vivait, allait, venait encore. Soir et matin
Eugénie ouvrait la toilette et contemplait le portrait de sa tante. Un
dimanche matin elle fut surprise par sa mère au moment où elle était occupée à
chercher les traits de Charles dans ceux du portrait. Madame Grandet fut alors
initiée au terrible secret de l’échange fait par le voyageur contre le trésor
d’Eugénie.
— Tu lui as tout donné, dit la mère
épouvantée. Que diras-tu donc à ton père, au jour de l’an, quand il voudra
voir ton or ?
Les yeux d’Eugénie devinrent fixes, et ces
deux femmes demeurèrent dans un effroi mortel pendant la moitié de la matinée.
Elles furent assez troublées pour manquer la grand’messe, et n’allèrent qu’à
la messe militaire. Dans trois jours l’année 1819 finissait. Dans trois jours
devait commencer une terrible action, une tragédie bourgeoise sans poison, ni
poignard, ni sang répandu ; mais, relativement aux acteurs, plus cruelle que
tous les drames accomplis dans l’illustre famille des Atrides.
— Qu’allons-nous devenir ? dit madame Grandet
à sa fille en laissant son tricot sur ses genoux.
La pauvre mère subissait de tels troubles
depuis deux mois que les
manches de laine dont elle avait besoin pour son hiver n’étaient pas encore
finies. Ce fait domestique, minime en apparence, eut de tristes résultats pour
elle. Faute de manches, le froid la saisit d’une façon fâcheuse au milieu
d’une sueur causée par une épouvantable colère de son mari.
— Je pensais, ma pauvre enfant, que, si tu
m’avais confié ton secret, nous aurions eu le temps d’écrire à Paris à
monsieur des Grassins. Il aurait pu nous envoyer des pièces d’or semblables
aux tiennes ; et, quoique Grandet les connaisse bien, peut-être…
— Mais où donc aurions-nous pris tant
d’argent ?
— J’aurais engagé mes propres. D’ailleurs
monsieur des Grassins nous eût bien…
— Il n’est plus temps, répondit Eugénie d’une
voix sourde et altérée en interrompant sa mère. Demain matin ne devons-nous
pas aller lui souhaiter la bonne année dans sa chambre ?
— Mais, ma fille, pourquoi n’irais-je donc
pas voir les Cruchot ?
— Non, non, ce serait me livrer à eux et nous
mettre sous leur dépendance. D’ailleurs j’ai pris mon parti. J’ai bien fait,
je ne me repens de rien. Dieu me protégera. Que sa sainte volonté se fasse.
Ah ? si vous aviez lu sa lettre, vous n’auriez pensé qu’à lui, ma mère.
Le lendemain matin, premier janvier 1820, la
terreur flagrante à laquelle la mère et la fille étaient en proie leur suggéra
la plus naturelle des excuses pour ne pas venir solennellement dans la chambre
de Grandet. L’hiver de 1819 à 1820 fut un des plus rigoureux de l’époque. La
neige encombrait les toits.
Madame Grandet dit à son mari, dès qu’elle
l’entendit se remuant dans sa chambre : — Grandet, fais donc allumer par Nanon
un peu de feu chez moi ; le froid est si vif que je gèle sous ma couverture.
Je suis arrivée à un âge où j’ai besoin de ménagements. D’ailleurs,
reprit-elle après une légère pause, Eugénie viendra s’habiller là. Cette
pauvre fille pourrait gagner une maladie à faire sa toilette chez elle par un
temps pareil. Puis nous irons te souhaiter le bon an près du feu, dans la
salle.
— Ta, ta, ta, ta, quelle langue ! comme tu
commences l’année, madame Grandet ? Tu n’as jamais tant parlé. Cependant tu
n’as pas mangé de pain trempé dans du vin, je pense. Il y eut un moment de
silence. Eh ! bien, reprit le bonhomme, que sans doute la proposition de sa
femme arrangeait, je vais faire ce que vous voulez,
madame Grandet. Tu es vraiment une bonne femme, et je ne veux pas qu’il
t’arrive malheur à l’échéance de ton âge, quoique en général les La
Bertellière soient faits de vieux ciment. Hein ! pas vrai ? cria-t-il après
une pause. Enfin, nous en avons hérité, je leur pardonne. Et il toussa.
— Vous êtes gai ce matin, monsieur, dit
gravement la pauvre femme.
— Toujours gai, moi…
-
-
-
- Gai, gai, gai, le tonnelier,
- Raccommodez votre cuvier !
ajouta-t-il en entrant chez sa femme tout
habillé. Oui, nom d’un petit bonhomme, il fait solidement froid tout de même.
Nous déjeunerons bien, ma femme. Des Grassins m’a envoyé un pâté de foies gras
truffé ! Je vais aller le chercher à la diligence. Il doit y avoir joint un
double napoléon pour Eugénie, vint lui dire le tonnelier à l’oreille. Je n’ai
plus d’or, ma femme. J’avais bien encore quelques vieilles pièces, je puis te
dire cela à toi ; mais il a fallu les lâcher pour les affaires. Et, pour
célébrer le premier jour de l’an, il l’embrassa sur le front.
— Eugénie, cria la bonne mère, je ne sais sur
quel côté ton père a dormi, mais il est bon homme, ce matin. Bah ! nous nous
en tirerons.
— Quoi qu’il a donc, notre maître ? dit Nanon
en entrant chez sa maîtresse pour y allumer du feu. D’abord, il m’a dit :
« Bonjour, bon an, grosse bête ! Va faire du feu chez ma femme, elle a
froid. » Ai-je été sotte quand je l’ai vu me tendant la main pour me donner un
écu de six francs qui n’est quasi point rogné du tout ! tenez, madame,
regardez-le donc ? Oh ! le brave homme. C’est un digne homme, tout de même. Il
y en a qui, pus y deviennent vieux, pus y durcissent ; mais lui, il se fait
doux comme votre cassis, et y rabonit. C’est un ben parfait, un ben bon homme…
Le secret de cette joie était dans une
entière réussite de la spéculation de Grandet. Monsieur des Grassins, après
avoir déduit les sommes que lui devait le tonnelier pour l’escompte des cent
cinquante mille francs d’effets hollandais, et pour le surplus qu’il lui avait
avancé afin de compléter l’argent nécessaire à l’achat des cent mille livres
de rente, lui envoyait, par la diligence, trente mille francs en écus, restant
sur le semestre de ses intérêts, et lui avait
annoncé la hausse des fonds publics. Ils étaient alors à 89, les plus célèbres
capitalistes en achetaient, fin janvier, à 92. Grandet gagnait, depuis deux
mois, douze pour cent sur ses capitaux, il avait apuré ses comptes, et allait
désormais toucher cinquante mille francs tous les six mois sans avoir à payer
ni impositions, ni réparations. Il concevait enfin la rente, placement pour
lequel les gens de province manifestent une répugnance invincible, et il se
voyait, avant cinq ans, maître d’un capital de six millions grossi sans
beaucoup de soins, et qui, joint à la valeur territoriale de ses propriétés,
composerait une fortune colossale. Les six francs donnés à Nanon étaient
peut-être le solde d’un immense service que la servante avait à son insu rendu
à son maître.
— Oh ! oh ! où va donc le père Grandet, qu’il
court dès le matin comme au feu ? se dirent les marchands occupés à ouvrir
leurs boutiques. Puis, quand ils le virent revenant du quai suivi d’un facteur
des messageries transportant sur une brouette des sacs pleins : — L’eau va
toujours à la rivière, le bonhomme allait à ses écus, disait l’un. — Il lui en
vient de Paris, de Froidfond, de Hollande ! disait un autre. — Il finira par
acheter Saumur, s’écriait un troisième. — Il se moque du froid, il est
toujours à son affaire, disait une femme à son mari. — Eh ! eh ! monsieur
Grandet, si ça vous gênait, lui dit un marchand de drap, son plus proche
voisin, je vous en débarrasserais.
— Ouin ! ce sont des sous, répondit le
vigneron.
— D’argent, dit le facteur à voix basse.
— Si tu veux que je te soigne, mets une bride
à ta margoulette, dit le bonhomme au facteur en ouvrant sa porte.
— Ah ! le vieux renard, je le croyais sourd,
pensa le facteur ; il paraît que quand il fait froid il entend.
— Voilà vingt sous pour tes étrennes, et
motus ! Détale ! lui dit Grandet. Nanon te reportera ta brouette. — Nanon,
les linottes sont-elles à la messe ?
— Oui, monsieur.
— Allons, haut la patte ! à l’ouvrage,
cria-t-il en la chargeant de sacs. En un moment les écus furent transportés
dans sa chambre où il s’enferma. — Quand le déjeuner sera prêt, tu me cogneras
au mur. Reporte la brouette aux Messageries.
La famille ne déjeuna qu’à dix heures.
— Ici ton père ne demandera pas à voir ton
or, dit madame Grandet
à sa fille en rentrant de la messe. D’ailleurs tu feras la frileuse. Puis nous
aurons le temps de remplir ton trésor pour le jour de ta naissance…
Grandet descendait l’escalier en pensant à
métamorphoser promptement ses écus parisiens en bon or et à son admirable
spéculation des rentes sur l’État. Il était décidé à placer ainsi ses revenus
jusqu’à ce que la rente atteignît le taux de cent francs. Méditation funeste à
Eugénie. Aussitôt qu’il entra, les deux femmes lui souhaitèrent une bonne
année, sa fille en lui sautant au cou et le câlinant, madame Grandet gravement
et avec dignité.
— Ah ! ah ! mon enfant, dit-il en baisant sa
fille sur les joues, je travaille pour toi, vois-tu ?… je veux ton bonheur. Il
faut de l’argent pour être heureux. Sans argent, bernique. Tiens, voilà un
napoléon tout neuf, je l’ai fait venir de Paris. Nom d’un petit bonhomme, il
n’y a pas un grain d’or ici. Il n’y a que toi qui as de l’or. Montre-moi ton
or, fifille.