Enivré d’ambition par cette femme, Charles
avait caressé, pendant la traversée, toutes ces espérances qui lui furent
présentées par une main habile, et sous forme de confidences versées de cœur à
cœur. Croyant les affaires de son père arrangées par son oncle, il se voyait
ancré tout à coup dans le faubourg Saint-Germain, où tout le monde voulait
alors entrer, et où, à l’ombre du nez bleu de mademoiselle Mathilde, il
reparaissait en comte d’Aubrion, comme les Dreux reparurent un jour en Brézé.
Ébloui par la prospérité de la Restauration qu’il avait laissée chancelante,
saisi par l’éclat des idées aristocratiques, son enivrement commencé sur le
vaisseau se maintint à Paris où il résolut de tout faire pour arriver à la
haute position que son égoïste belle-mère lui faisait entrevoir. Sa cousine
n’était donc plus pour lui qu’un point dans l’espace de cette brillante
perspective. Il revit Annette. En femme du monde, Annette conseilla vivement à
son ancien ami de contracter cette alliance, et lui promit son appui dans
toutes ses entreprises ambitieuses. Annette était enchantée de faire épouser
une demoiselle laide et ennuyeuse à Charles, que le séjour des Indes avait
rendu très séduisant : son teint avait bruni, ses manières étaient devenues
décidées, hardies, comme le sont celles des hommes habitués à trancher, à
dominer, à réussir. Charles respira plus à l’aise dans Paris, en voyant qu’il
pouvait y jouer un rôle. Des Grassins, apprenant son retour, son mariage
prochain, sa fortune, le vint voir pour lui parler des trois cent mille francs
moyennant lesquels il pouvait acquitter les dettes de son père. Il trouva
Charles en conférence avec le joaillier auquel il avait commandé des bijoux
pour la corbeille de mademoiselle d’Aubrion, et qui lui en montrait les
dessins. Malgré les magnifiques diamants que Charles avait rapportés des
Indes, les façons, l’argenterie, la joaillerie solide et futile du jeune
ménage allaient encore à plus de deux cent mille francs. Charles reçut des
Grassins, qu’il ne reconnut pas, avec l’impertinence d’un jeune homme à la
mode qui, dans les Indes, avait tué quatre hommes en différents duels.
Monsieur des Grassins était déjà venu trois fois, Charles l’écouta
froidement ; puis il lui répondit, sans l’avoir bien compris : — Les affaires
de mon père ne sont pas les miennes. Je vous suis obligé, monsieur, des soins
que vous avez bien voulu prendre, et dont je ne saurais profiter. Je n’ai pas
ramassé presque deux millions à la sueur de mon front pour aller les flanquer
à la tête des créanciers de mon père.
— Et si monsieur votre père était, d’ici à
quelques jours, déclaré en faillite ?
— Monsieur, d’ici à quelques jours, je me
nommerai le comte d’Aubrion. Vous entendez bien que ce me sera parfaitement
indifférent. D’ailleurs, vous savez mieux que moi que quand un homme a cent
mille livres de rente, son père n’a jamais fait faillite, ajouta-t-il en
poussant poliment le sieur des Grassins vers la porte.
Au commencement du mois d’août de cette
année, Eugénie était assise sur le petit banc de bois où son cousin lui avait
juré un éternel amour, et où elle venait déjeuner quand il faisait beau. La
pauvre fille se complaisait en ce moment, par la plus fraîche, la plus joyeuse
matinée, à repasser dans sa mémoire les grands, les petits événements de son
amour, et les catastrophes dont il avait été suivi. Le soleil éclairait le
joli pan de mur tout fendillé, presque en ruines, auquel il était défendu de
toucher, de par la fantasque héritière, quoique Cornoiller répétât souvent à
sa femme qu’on serait écrasé dessous quelque jour. En ce moment, le facteur de
poste frappa, remit une lettre à madame Cornoiller, qui vint au jardin en
criant : — Mademoiselle, une lettre ! Elle la donna à sa maîtresse en lui
disant : — C’est-y celle que vous attendez ?
Ces mots retentirent aussi fortement au cœur
d’Eugénie qu’ils retentirent réellement entre les murailles de la cour et du
jardin.
— Paris ! C’est de lui. Il est revenu.
Eugénie pâlit, et garda la lettre pendant un
moment. Elle palpitait trop vivement pour pouvoir la décacheter et la lire. La
grande Nanon resta debout, les deux mains sur les hanches, et la joie semblait
s’échapper comme une fumée par les crevasses de son brun visage.
— Lisez donc, mademoiselle…
— Ah ! Nanon, pourquoi revient-il par Paris,
quand il s’en est allé par Saumur ?
— Lisez, vous le saurez.
Eugénie décacheta la lettre en tremblant. Il
en tomba un mandat sur la maison madame des Grassins et Corret de
Saumur. Nanon le ramassa.
« Ma chère cousine… »
— Je ne suis plus Eugénie, pensa-t-elle. Et
son cœur se serra.
« Vous… »
— Il me disait tu !
Elle se croisa les bras, n’osa plus lire la
lettre, et de grosses larmes lui vinrent aux yeux.
— Est-il mort ? demanda Nanon.
— Il n’écrirait pas, dit Eugénie.
Elle lut toute la lettre que voici.
« Ma chère cousine, vous apprendrez, je le
crois, avec plaisir, le succès de mes entreprises. Vous m’avez porté bonheur,
je suis revenu riche, et j’ai suivi les conseils de mon oncle, dont la mort et
celle de ma tante viennent de m’être apprises par monsieur des Grassins. La
mort de nos parents est dans la nature, et nous devons leur succéder. J’espère
que vous êtes aujourd’hui consolée. Rien ne résiste au temps, je l’éprouve.
Oui, ma chère cousine, malheureusement pour moi, le moment des illusions est
passé. Que voulez-vous ! En voyageant à travers de nombreux pays, j’ai
réfléchi sur la vie. D’enfant que j’étais au départ, je suis devenu homme au
retour. Aujourd’hui, je pense à bien des choses auxquelles je ne songeais pas
autrefois. Vous êtes libre, ma cousine, et je suis libre encore ; rien
n’empêche, en apparence, la réalisation de nos petits projets ; mais j’ai trop
de loyauté dans le caractère pour vous cacher la situation de mes affaires. Je
n’ai point oublié que je ne m’appartiens pas ; je me suis toujours souvenu
dans mes longues traversées du petit banc de bois… »
Eugénie se leva comme si elle eût été sur des
charbons ardents, et alla s’asseoir sur une des marches de la cour.
« …du petit banc de bois où nous nous sommes
juré de nous aimer toujours, du couloir, de la salle grise, de ma chambre en
mansarde, et de la nuit où vous m’avez rendu, par votre délicate obligeance,
mon avenir plus facile. Oui, ces souvenirs ont soutenu mon courage, et je me
suis dit que vous pensiez toujours à moi comme je pensais souvent à vous, à
l’heure convenue entre nous. Avez-vous bien regardé les nuages à neuf heures ?
Oui, n’est-ce pas ? Aussi, ne veux-je pas trahir une amitié sacrée pour moi ;
non, je ne dois point vous tromper. Il s’agit, en ce moment, pour moi, d’une
alliance qui satisfait à toutes les idées que je me suis formées sur le
mariage. L’amour, dans le mariage, est une chimère. Aujourd’hui mon expérience
me dit qu’il faut obéir à toutes les lois sociales et réunir toutes les
convenances voulues par le monde en se mariant. Or, déjà se trouve entre nous
une différence d’âge qui, peut-être, influerait plus sur votre avenir, ma
chère cousine, que sur
le mien. Je ne vous parlerai ni de vos mœurs, ni de votre éducation, ni de vos
habitudes, qui ne sont nullement en rapport avec la vie de Paris, et ne
cadreraient sans doute point avec mes projets ultérieurs. Il entre dans mes
plans de tenir un grand état de maison, de recevoir beaucoup de monde, et je
crois me souvenir que vous aimez une vie douce et tranquille. Non, je serai
plus franc, et veux vous faire arbitre de ma situation ; il vous appartient de
la connaître, et vous avez le droit de la juger. Aujourd’hui je possède
quatre-vingt mille livres de rentes. Cette fortune me permet de m’unir à la
famille d’Aubrion, dont l’héritière, jeune personne de dix-neuf ans, m’apporte
en mariage son nom, un titre, la place de gentilhomme honoraire de la chambre
de Sa Majesté, et une position des plus brillantes. Je vous avouerai, ma chère
cousine, que je n’aime pas le moins du monde mademoiselle d’Aubrion ; mais,
par son alliance, j’assure à mes enfants une situation sociale dont un jour
les avantages seront incalculables : de jour en jour, les idées monarchiques
reprennent faveur. Donc, quelques années plus tard, mon fils, devenu marquis
d’Aubrion, ayant un majorat de quarante mille livres de rente, pourra prendre
dans l’État telle place qu’il lui conviendra de choisir. Nous nous devons à
nos enfants. Vous voyez, ma cousine, avec quelle bonne foi je vous expose
l’état de mon cœur, de mes espérances et de ma fortune. Il est possible que de
votre côté vous ayez oublié nos enfantillages après sept années d’absence ;
mais moi, je n’ai oublié ni votre indulgence, ni mes paroles ; je me souviens
de toutes, même des plus légèrement données, et auxquelles un jeune homme
moins consciencieux que je ne le suis, ayant un cœur moins jeune et moins
probe, ne songerait même pas. En vous disant que je ne pense qu’à faire un
mariage de convenance, et que je me souviens encore de nos amours d’enfant,
n’est-ce pas me mettre entièrement à votre discrétion, vous rendre maîtresse
de mon sort, et vous dire que, s’il faut renoncer à mes ambitions sociales, je
me contenterai volontiers de ce simple et pur bonheur duquel vous m’avez
offert de si touchantes images… »
— Tan, ta, ta. — Tan, ta, ti. — Tinn, ta, ta.
— Toûn ! — Toûn, ta, ti. — Tinn, ta, ta…, etc., avait chanté Charles Grandet
sur l’air de Non più andrai, en signant :
» Votre dévoué cousin,
» Charles. »
— Tonnerre de Dieu ! c’est y mettre des
procédés, se dit-il. Et il avait cherché le mandat, et il avait ajouté ceci :
« P.S. Je joins à ma lettre un mandat
sur la maison des Grassins de huit mille francs à votre ordre, et payable en
or, comprenant intérêts et capital de la somme que vous avez eu la bonté de me
prêter. J’attends de Bordeaux une caisse où se trouvent quelques objets que
vous me permettrez de vous offrir en témoignage de mon éternelle
reconnaissance. Vous pouvez renvoyer par la diligence ma toilette à l’hôtel d’Aubrion,
rue Hillerin-Bertin. »
— Par la diligence ! dit Eugénie. Une chose
pour laquelle j’aurais donné mille fois ma vie !
Épouvantable et complet désastre. Le vaisseau
sombrait sans laisser ni un cordage, ni une planche sur le vaste océan des
espérances. En se voyant abandonnées, certaines femmes vont arracher leur
amant aux bras d’une rivale, la tuent et s’enfuient au bout du monde, sur
l’échafaud ou dans la tombe. Cela, sans doute, est beau ; le mobile de ce
crime est une sublime passion qui impose à la Justice humaine. D’autres femmes
baissent la tête et souffrent en silence ; elles vont mourantes et résignées,
pleurant et pardonnant, priant et se souvenant jusqu’au dernier soupir. Ceci
est de l’amour, l’amour vrai, l’amour des anges, l’amour fier qui vit de sa
douleur et qui en meurt. Ce fut le sentiment d’Eugénie après avoir lu cette
horrible lettre. Elle jeta ses regards au ciel, en pensant aux dernières
paroles de sa mère, qui, semblable à quelques mourants, avait projeté sur
l’avenir un coup d’œil pénétrant, lucide ; puis, Eugénie se souvenant de cette
mort et de cette vie prophétique, mesura d’un regard toute sa destinée. Elle
n’avait plus qu’à déployer ses ailes, tendre au ciel, et vivre en prières
jusqu’au jour de sa délivrance.
— Ma mère avait raison, dit-elle en pleurant.
Souffrir et mourir.
Elle vint à pas lents de son jardin dans la
salle. Contre son habitude, elle ne passa point par le couloir ; mais elle
retrouva le souvenir de son cousin dans ce vieux salon gris, sur la cheminée
duquel était toujours une certaine soucoupe dont elle se servait tous les
matins à son déjeuner, ainsi que du sucrier de vieux Sèvres. Cette matinée
devait être solennelle et pleine d’événements pour elle. Nanon lui annonça le
curé de la paroisse. Ce curé, parent des Cruchot, était dans les intérêts du
président de Bonfons. Depuis quelques
jours, le vieil abbé l’avait déterminé à parler à mademoiselle Grandet, dans
un sens purement religieux, de l’obligation où elle était de contracter
mariage. En voyant son pasteur, Eugénie crut qu’il venait chercher les mille
francs qu’elle donnait mensuellement aux pauvres, et dit à Nanon de les aller
chercher ; mais le curé se prit à sourire.
— Aujourd’hui, mademoiselle, je viens vous
parler d’une pauvre fille à laquelle toute la ville de Saumur s’intéresse, et
qui, faute de charité pour elle-même, ne vit pas chrétiennement.
— Mon Dieu ! monsieur le curé, vous me
trouvez dans un moment où il m’est impossible de songer à mon prochain, je
suis tout occupée de moi. Je suis bien malheureuse, je n’ai d’autre refuge que
l’Église ; elle a un sein assez large pour contenir toutes nos douleurs, et
des sentiments assez féconds pour que nous puissions y puiser sans craindre de
les tarir.
— Eh ! bien, mademoiselle, en nous occupant
de cette fille nous nous occuperons de vous. Écoutez. Si vous voulez faire
votre salut, vous n’avez que deux voies à suivre, ou quitter le monde ou en
suivre les lois. Obéir à votre destinée terrestre ou à votre destinée céleste.
— Ah ! votre voix me parle au moment où je
voulais entendre une voix. Oui, Dieu vous adresse ici, monsieur. Je vais dire
adieu au monde et vivre pour Dieu seul dans le silence et la retraite.
— Il est nécessaire, ma fille, de longtemps
réfléchir à ce violent parti. Le mariage est une vie, le voile est une mort.
— Eh ! bien, la mort, la mort promptement,
monsieur le curé, dit-elle avec une effrayante vivacité.
— La mort ! mais vous avez de grandes
obligations à remplir envers la Société, mademoiselle. N’êtes-vous donc pas la
mère des pauvres auxquels vous donnez des vêtements, du bois en hiver et du
travail en été ? Votre grande fortune est un prêt qu’il faut rendre, et vous
l’avez saintement acceptée ainsi. Vous ensevelir dans un couvent, ce serait de
l’égoïsme ; quant à rester vieille fille, vous ne le devez pas. D’abord,
pourriez-vous gérer seule votre immense fortune ? vous la perdriez peut-être.
Vous auriez bientôt mille procès, et vous seriez engarriée en d’inextricables
difficultés. Croyez votre pasteur : un époux vous est utile, vous devez
conserver ce que Dieu vous a donné. Je vous parle comme à une ouaille chérie.
Vous aimez trop sincèrement Dieu pour ne pas faire votre salut au milieu
du monde, dont vous êtes un des plus beaux ornements, et auquel vous donnez de
saints exemples.
En ce moment, madame des Grassins se fit
annoncer. Elle venait amenée par la vengeance et par un grand désespoir.
— Mademoiselle, dit-elle. Ah ! voici monsieur
le curé. Je me tais, je venais vous parler d’affaires, et je vois que vous
êtes en grande conférence.
— Madame, dit le curé, je vous laisse le
champ libre.
— Oh ! monsieur le curé, dit Eugénie, revenez
dans quelques instants, votre appui m’est en ce moment bien nécessaire.
— Oui, ma pauvre enfant, dit madame des
Grassins.
— Que voulez-vous dire ? demandèrent
mademoiselle Grandet et le curé.
— Ne sais-je pas le retour de votre cousin,
son mariage avec mademoiselle d’Aubrion ?… Une femme n’a jamais son esprit
dans sa poche.
Eugénie rougit et resta muette ; mais elle
prit le parti d’affecter à l’avenir l’impassible contenance qu’avait su
prendre son père.
— Eh ! bien, madame, répondit-elle avec
ironie, j’ai sans doute l’esprit dans ma poche, je ne comprends pas. Parlez,
parlez devant monsieur le curé, vous savez qu’il est mon directeur.
— Eh ! bien, mademoiselle, voici ce que des
Grassins m’écrit. Lisez.
Eugénie lut la lettre suivante :
« Ma chère femme, Charles Grandet arrive des
Indes, il est à Paris depuis un mois… »
— Un mois ! se dit Eugénie en laissant tomber
sa main.
Après une pause, elle reprit la lettre.
« …Il m’a fallu faire antichambre deux fois
avant de pouvoir parler à ce futur vicomte d’Aubrion. Quoique tout Paris parle
de son mariage, et que tous les bans soient publiés… »
— Il m’écrivait donc au moment où… se dit
Eugénie. Elle n’acheva pas, elle ne s’écria pas comme une Parisienne : « Le
polisson ! » Mais pour ne pas être exprimé, le mépris n’en fut pas moins
complet.
« …Ce mariage est loin de se faire ; le
marquis d’Aubrion ne donnera pas sa fille au fils d’un banqueroutier. Je suis
venu lui faire part des soins que son oncle et moi nous avons donnés aux
affaires de son père, et des habiles manœuvres par lesquelles nous avons
su faire tenir les créanciers tranquilles jusqu’aujourd’hui. Ce petit
impertinent n’a-t-il pas eu le front de me répondre, à moi qui, pendant cinq
ans, me suis dévoué nuit et jour à ses intérêts et à son honneur, que les
affaires de son père n’étaient pas les siennes. Un agréé serait en droit
de lui demander trente à quarante mille francs d’honoraires, à un pour cent
sur la somme des créances. Mais, patience, il est bien légitimement dû douze
cent mille francs aux créanciers, et je vais faire déclarer son père en
faillite. Je me suis embarqué dans cette affaire sur la parole de ce vieux
caïman de Grandet, et j’ai fait des promesses au nom de la famille. Si
monsieur le vicomte d’Aubrion se soucie peu de son honneur, le mien
m’intéresse fort. Aussi vais-je expliquer ma position aux créanciers.
Néanmoins, j’ai trop de respect pour mademoiselle Eugénie, à l’alliance de
laquelle, en des temps plus heureux, nous avions pensé, pour agir sans que tu
lui aies parlé de cette affaire… »
Là, Eugénie rendit froidement la lettre sans
l’achever. — Je vous remercie, dit-elle à madame des Grassins, nous verrons
cela…
— En ce moment, vous avez toute la voix de
défunt votre père, dit madame des Grassins.
— Madame, vous avez huit mille cent francs
d’or à nous compter, lui dit Nanon.
— Cela est vrai ; faites-moi l’avantage de
venir avec moi, madame Cornoiller.
— Monsieur le curé, dit Eugénie avec un noble
sang-froid que lui donna la pensée qu’elle allait exprimer, serait-ce pécher
que de demeurer en état de virginité dans le mariage ?
— Ceci est un cas de conscience dont la
solution m’est inconnue. Si vous voulez savoir ce qu’en pense en sa Somme
de Matrimonio le célèbre Sanchez, je pourrai vous le dire demain.
Le curé partit, mademoiselle Grandet monta
dans le cabinet de son père et y passa la journée seule, sans vouloir
descendre à l’heure du dîner, malgré les instances de Nanon. Elle parut le
soir, à l’heure où les habitués de son cercle arrivèrent. Jamais le salon des
Grandet n’avait été aussi plein qu’il le fut pendant cette soirée. La nouvelle
du retour et de la sotte trahison de Charles avait été répandue dans toute la
ville. Mais quelque attentive que fût la curiosité des visiteurs, elle ne fut
point satisfaite. Eugénie, qui s’y était attendue, ne laissa percer sur son
visage calme aucune des cruelles émotions qui l’agitaient. Elle sut prendre
une figure riante pour répondre
à ceux qui voulurent lui témoigner de l’intérêt par des regards ou des paroles
mélancoliques. Elle sut enfin couvrir son malheur sous les voiles de la
politesse. Vers neuf heures, les parties finissaient, et les joueurs
quittaient leurs tables, se payaient et discutaient les derniers coups de
whist en venant se joindre au cercle des causeurs. Au moment où l’assemblée se
leva en masse pour quitter le salon, il y eut un coup de théâtre qui retentit
dans Saumur, de là dans l’arrondissement et dans les quatre préfectures
environnantes.
— Restez, monsieur le président, dit Eugénie
à monsieur de Bonfons en lui voyant prendre sa canne.
À cette parole, il n’y eut personne dans
cette nombreuse assemblée qui ne se sentît ému. Le président pâlit et fut
obligé de s’asseoir.
— Au président les millions, dit mademoiselle
de Gribeaucourt.
— C’est clair, le président de Bonfons épouse
mademoiselle Grandet, s’écria madame d’Orsonval.
— Voilà le meilleur coup de la partie, dit
l’abbé.
— C’est un beau schleem, dit le
notaire.
Chacun dit son mot, chacun fit son calembour,
tous voyaient l’héritière montée sur ses millions, comme sur un piédestal. Le
drame commencé depuis neuf ans se dénouait. Dire, en face de tout Saumur, au
président de rester, n’était-ce pas annoncer qu’elle voulait faire de lui son
mari. Dans les petites villes, les convenances sont si sévèrement observées,
qu’une infraction de ce genre y constitue la plus solennelle des promesses.
— Monsieur le président, lui dit Eugénie
d’une voix émue quand ils furent seuls, je sais ce qui vous plaît en moi.
Jurez de me laisser libre pendant toute ma vie, de ne me rappeler aucun des
droits que le mariage vous donne sur moi, et ma main est à vous. Oh !
reprit-elle en le voyant se mettre à ses genoux, je n’ai pas tout dit. Je ne
dois pas vous tromper, monsieur. J’ai dans le cœur un sentiment inextinguible.
L’amitié sera le seul sentiment que je puisse accorder à mon mari : je ne veux
ni l’offenser, ni contrevenir aux lois de mon cœur. Mais vous ne posséderez ma
main et ma fortune qu’au prix d’un immense service.
— Vous me voyez prêt à tout, dit le
président.
— Voici douze cent mille francs, monsieur le
président, dit-elle en tirant un papier de son sein ; partez pour Paris, non
pas demain, non pas cette nuit, mais à l’instant même. Rendez-vous chez
monsieur des Grassins, sachez-y le nom de tous les créanciers de mon oncle,
rassemblez-les, payez tout ce que sa succession peut devoir, capital et
intérêts à cinq pour cent depuis le jour de la dette jusqu’à celui du
remboursement, enfin veillez à faire faire une quittance générale et notariée,
bien en forme. Vous êtes magistrat, je ne me fie qu’à vous en cette affaire.
Vous êtes un homme loyal, un galant homme ; je m’embarquerai sur la foi de
votre parole pour traverser les dangers de la vie à l’abri de votre nom. Nous
aurons l’un pour l’autre une mutuelle indulgence. Nous nous connaissons depuis
si longtemps, nous sommes presque parents, vous ne voudriez pas me rendre
malheureuse.
Le président tomba aux pieds de la riche
héritière en palpitant de joie et d’angoisse.
— Je serai votre esclave ! lui dit-il.
— Quand vous aurez la quittance, monsieur,
reprit-elle en lui jetant un regard froid, vous la porterez avec tous les
titres à mon cousin Grandet et vous lui remettrez cette lettre. À votre
retour, je tiendrai ma parole.
Le président comprit, lui, qu’il devait
mademoiselle Grandet à un dépit amoureux ; aussi s’empressa-t-il d’exécuter
ses ordres avec la plus grande promptitude, afin qu’il n’arrivât aucune
réconciliation entre les deux amants.
Quand monsieur de Bonfons fut parti, Eugénie
tomba sur son fauteuil et fondit en larmes. Tout était consommé. Le président
prit la poste, et se trouvait à Paris le lendemain soir. Dans la matinée du
jour qui suivit son arrivée, il alla chez des Grassins. Le magistrat convoqua
les créanciers en l’Étude du notaire où étaient déposés les titres, et chez
lequel pas un ne faillit à l’appel. Quoique ce fussent des créanciers, il faut
leur rendre justice : ils furent exacts. Là, le président de Bonfons, au nom
de mademoiselle Grandet, leur paya le capital et les intérêts dus. Le payement
des intérêts fut pour le commerce parisien un des événements les plus
étonnants de l’époque. Quand la quittance fut enregistrée et des Grassins payé
de ses soins par le don d’une somme de cinquante mille francs que lui avait
allouée Eugénie, le président se rendit à l’hôtel d’Aubrion, et y trouva
Charles au moment où il rentrait dans son appartement, accablé par son
beau-père. Le vieux marquis venait de lui déclarer que sa fille ne lui
appartiendrait qu’autant que tous les créanciers de Guillaume Grandet seraient
soldés.
Le président lui remit d’abord la lettre
suivante :
« MON COUSIN, monsieur le président de
Bonfons s’est chargé de vous remettre la quittance de toutes les sommes dues
par mon oncle et celle par laquelle je reconnais les avoir reçues de vous. On
m’a parlé de faillite ! J’ai pensé que le fils d’un failli ne pouvait
peut-être pas épouser mademoiselle d’Aubrion. Oui, mon cousin, vous avez bien
jugé de mon esprit et de mes manières : je n’ai sans doute rien du monde, je
n’en connais ni les calculs ni les mœurs, et ne saurais vous y donner les
plaisirs que vous voulez y trouver. Soyez heureux, selon les conventions
sociales auxquelles vous sacrifiez nos premières amours. Pour rendre votre
bonheur complet, je ne puis donc plus vous offrir que l’honneur de votre père.
Adieu, vous aurez toujours une fidèle amie dans votre cousine,
» EUGÉNIE. »
Le président sourit de l’exclamation que ne
put réprimer cet ambitieux au moment où il reçut l’acte authentique.
— Nous nous annoncerons réciproquement nos
mariages, lui dit-il.
— Ah ! vous épousez Eugénie. Eh ! bien, j’en
suis content, c’est une bonne fille. Mais, reprit-il frappé tout à coup par
une réflexion lumineuse, elle est donc riche ?
— Elle avait, répondit le président d’un air
goguenard, près de dix-neuf millions, il y a quatre jours ; mais elle n’en a
plus que dix-sept aujourd’hui.
Charles regarda le président d’un air hébété.
— Dix-sept… mil…
— Dix-sept millions, oui, monsieur. Nous
réunissons, mademoiselle Grandet et moi, sept cent cinquante mille livres de
rente, en nous mariant.
— Mon cher cousin, dit Charles en retrouvant
un peu d’assurance, nous pourrons nous pousser l’un l’autre.
— D’accord, dit le président. Voici, de plus,
une petite caisse que je dois aussi ne remettre qu’à vous, ajouta-t-il en
déposant sur une table le coffret dans lequel était la toilette.
— Hé ! bien, mon cher ami, dit madame la
marquise d’Aubrion en entrant sans faire attention à Cruchot, ne prenez nul
souci de ce que vient de vous dire ce pauvre monsieur d’Aubrion, à qui la duchesse
de Chaulieu vient de tourner la tête. Je vous le répète, rien n’empêchera
votre mariage…
— Rien, madame, répondit Charles. Les trois
millions autrefois dus par mon père ont été soldés hier.
— En argent ? dit-elle.
— Intégralement, intérêts et capital, et je
vais faire réhabiliter sa mémoire.
— Quelle bêtise ! s’écria la belle-mère. —
Quel est ce monsieur ? dit-elle à l’oreille de son gendre, en apercevant le
Cruchot.
— Mon homme d’affaires, lui répondit-il à
voix basse.
La marquise salua dédaigneusement monsieur de
Bonfons et sortit.
— Nous nous poussons déjà, dit le président
en prenant son chapeau. Adieu, mon cousin.
— Il se moque de moi, ce catacouas de Saumur.
J’ai envie de lui donner six pouces de fer dans le ventre.
Le président était parti. Trois jours après,
monsieur de Bonfons, de retour à Saumur, publia son mariage avec Eugénie. Six
mois après, il était nommé conseiller à la Cour royale d’Angers. Avant de
quitter Saumur, Eugénie fit fondre l’or des joyaux si longtemps précieux à son
cœur, et les consacra, ainsi que les huit mille francs de son cousin, à un
ostensoir d’or et en fit présent à la paroisse où elle avait tant prié Dieu
pour lui ! Elle partagea d’ailleurs son temps entre Angers et Saumur.
Son mari, qui montra du dévouement dans une circonstance politique, devint
président de chambre, et enfin premier président au bout de quelques années.
Il attendit impatiemment la réélection générale afin d’avoir un siège à la
Chambre. Il convoitait déjà la Pairie, et alors…
— Alors le roi sera donc son cousin, disait
Nanon, la grande Nanon, madame Cornoiller, bourgeoise de Saumur, à qui sa
maîtresse annonçait les grandeurs auxquelles elle était appelée. Néanmoins
monsieur le président de Bonfons (il avait enfin aboli le nom patronymique de
Cruchot) ne parvint à réaliser aucune de ses idées ambitieuses. Il mourut huit
jours après avoir été nommé député de Saumur. Dieu, qui voit tout et ne frappe
jamais à faux, le punissait sans doute de ses calculs et de l’habileté
juridique avec laquelle il avait minuté, accurante Cruchot, son contrat
de mariage où les deux futurs époux se donnaient l’un à l’autre, au cas où
ils n’auraient pas d’enfants, l’universalité de leurs biens, meubles
et
immeubles sans en rien excepter ni réserver, en toute propriété, se dispensant
même de la formalité de l’inventaire, sans que l’omission dudit inventaire
puisse être opposée à leurs héritiers ou ayants cause, entendant que ladite
donation soit, etc. Cette clause peut
expliquer le profond respect que le président eut constamment pour la volonté,
pour la solitude de madame de Bonfons. Les femmes citaient monsieur le premier
président comme un des hommes les plus délicats, le plaignaient et allaient
jusqu’à souvent accuser la douleur, la passion d’Eugénie, mais comme elles
savent accuser une femme, avec les plus cruels ménagements.
— Il faut que madame la présidente de Bonfons
soit bien souffrante pour laisser son mari seul. Pauvre petite femme !
Guérira-t-elle bientôt ? Qu’a-t-elle donc, une gastrite, un cancer ? Pourquoi
ne voit-elle pas des médecins ? Elle devient jaune depuis quelque temps ; elle
devrait aller consulter les célébrités de Paris. Comment peut-elle ne pas
désirer un enfant ? Elle aime beaucoup son mari, dit-on, comment ne pas lui
donner d’héritier, dans sa position ? Savez-vous que cela est affreux ; et si
c’était par l’effet d’un caprice, il serait bien condamnable. Pauvre
président !
Douée de ce tact fin que le solitaire exerce
par ses perpétuelles méditations et par la vue exquise avec laquelle il saisit
les choses qui tombent dans sa sphère, Eugénie, habituée par le malheur et par
sa dernière éducation à tout deviner, savait que le président désirait sa mort
pour se trouver en possession cette immense fortune, encore augmentée par les
successions de son oncle le notaire, et de son oncle l’abbé, que Dieu eut la
fantaisie d’appeler à lui. La pauvre recluse avait pitié du président. La
Providence la vengea des calculs et de l’infâme indifférence d’un époux qui
respectait, comme la plus forte des garanties, la passion sans espoir dont se
nourrissait Eugénie. Donner la vie à un enfant, n’était-ce pas tuer les
espérances de l’égoïsme, les joies de l’ambition caressées par le premier
président ? Dieu jeta donc des masses d’or à sa prisonnière pour qui l’or
était indifférent et qui aspirait au ciel, qui vivait, pieuse et bonne, en de
saintes pensées, qui secourait incessamment les malheureux en secret. Madame
de Bonfons fut veuve à trente-six ans, riche de huit cent mille livres de
rente, encore belle, mais comme une femme est belle près de quarante ans. Son
visage est blanc, reposé, calme. Sa voix est douce et recueillie, ses manières
sont simples. Elle a toutes les noblesses de
la douleur, la sainteté d’une personne qui n’a pas souillé son âme au contact
du monde, mais aussi la roideur de la vieille fille et les habitudes mesquines
que donne l’existence étroite de la province. Malgré ses huit cent mille
livres de rente, elle vit comme avait vécu la pauvre Eugénie Grandet, n’allume
le feu de sa chambre qu’aux jours où jadis son père lui permettait d’allumer
le foyer de la salle, et l’éteint conformément au programme en vigueur dans
ses jeunes années. Elle est toujours vêtue comme l’était sa mère. La maison de
Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée, mélancolique,
est l’image de sa vie. Elle accumule soigneusement ses revenus, et peut-être
eût-elle semblé parcimonieuse si elle ne démentait la médisance par un noble
emploi de sa fortune. De pieuses et charitables fondations, un hospice pour la
vieillesse et des écoles chrétiennes pour les enfants, une bibliothèque
publique richement dotée, témoignent chaque année contre l’avarice que lui
reprochent certaines personnes. Les églises de Saumur lui doivent quelques
embellissements. Madame de Bonfons que, par raillerie, on appelle
mademoiselle, inspire généralement un religieux respect. Ce noble cœur,
qui ne battait que pour les sentiments les plus tendres, devait donc être
soumis aux calculs de l’intérêt humain. L’argent devait communiquer ses
teintes froides à cette vie céleste, et lui donner de la défiance pour les
sentiments.
— Il n’y a que toi qui m’aimes, disait-elle à
Nanon.
La main de cette femme panse les plaies
secrètes de toutes les familles. Eugénie marche au ciel accompagnée d’un
cortège de bienfaits. La grandeur de son âme amoindrit les petitesses de son
éducation et les coutumes de sa vie première. Telle est l’histoire de cette
femme, qui n’est pas du monde au milieu du monde ; qui, faite pour être
magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari, ni enfants, ni famille. Depuis
quelques jours, il est question d’un nouveau mariage pour elle. Les gens de
Saumur s’occupent d’elle et de monsieur le marquis de Froidfond dont la
famille commence à cerner la riche veuve comme jadis avaient fait les Cruchot.
Nanon et Cornoiller sont, dit-on, dans les intérêts du marquis, mais rien
n’est plus faux. Ni la grande Nanon, ni Cornoiller n’ont assez d’esprit pour
comprendre les corruptions du monde.
Paris, septembre 1833.