— Vous avez raison, dit Servin. Mais vous en
saurez bientôt plus que moi, ajouta-t-il en riant forcément. Il y eut une
pause pendant laquelle le professeur contempla la tête de l’officier. — Ceci
est un chef-d’œuvre digne de Salvator Rosa, s’écria-t-il avec une énergie
d’artiste.
À cette exclamation, toutes les jeunes
personnes se levèrent, et mademoiselle Thirion accourut avec la vélocité du
tigre qui se jette sur sa proie. En ce moment le proscrit éveillé par le bruit
se remua. Ginevra fit tomber son tabouret, prononça des phrases assez
incohérentes et se mit à rire ; mais elle avait plié le portrait et l’avait
jeté dans son portefeuille avant que sa redoutable ennemie eût pu
l’apercevoir. Le chevalet fut entouré, Servin détailla à haute voix les
beautés de la copie que faisait en ce moment son élève favorite, et tout le
monde fut dupe de ce stratagème, moins Amélie qui, se plaçant en arrière de
ses compagnes, essaya d’ouvrir le portefeuille où elle avait vu mettre le
lavis. Ginevra saisit le carton et le plaça devant elle sans mot dire. Les
deux jeunes filles s’examinèrent alors en silence.
Allons, mesdemoiselles, à vos places, dit
Servin. Si vous voulez en savoir autant que mademoiselle de Piombo, il ne faut
pas toujours parler modes ou bals et baguenauder comme vous faites.
Quand toutes les jeunes personnes eurent
regagné leurs chevalets, Servin s’assit auprès de Ginevra.
— Ne valait-il pas mieux que ce mystère fût
découvert par moi que par une autre ? dit l’Italienne en parlant à voix basse.
— Oui, répondit le peintre. Vous êtes
patriote ; mais, ne le fussiez-vous pas, ce serait encore vous à qui je
l’aurais confié.
Le maître et l'écolière se comprirent, et
Ginevra ne craignit plus de demander : — Qui est-ce ?
— L’ami intime de Labédoyère, celui qui,
après l’infortuné colonel, a contribué le plus à la réunion du septième avec
les grenadiers de l’île d’Elbe. Il était chef d’escadron dans la Garde, et
revient de Waterloo.
— Comment n’avez-vous pas brûlé son uniforme,
son shako, et ne lui avez-vous pas donné des habits bourgeois ? dit vivement
Ginevra.
— On doit m’en apporter ce soir.
— Vous auriez dû fermer notre atelier pendant
quelques jours.
— Il va partir.
— Il veut donc mourir ? dit la jeune fille.
Laissez-le chez vous pendant le premier moment de la tourmente. Paris est
encore le seul endroit de la France où l’on puisse cacher sûrement un homme.
Il est votre ami ? demanda-t-elle.
— Non, il n’a pas d’autres titres à ma
recommandation que son malheur. Voici comment il m’est tombé sur les bras :
mon beau-père, qui avait repris du service pendant cette campagne, a rencontré
ce pauvre jeune homme, et l’a très-subtilement sauvé des griffes de ceux qui
ont arrêté Labédoyère. Il voulait le défendre, l’insensé !
— C’est vous qui le nommez ainsi ! s’écria
Ginevra en lançant un regard de surprise au peintre, qui garda le silence un
moment.
— Mon beau-père est trop espionné pour
pouvoir garder quelqu’un chez lui, reprit-il. Il me l’a donc nuitamment amené
la semaine dernière. J’avais espéré le dérober à tous les yeux en le mettant
dans ce coin, le seul endroit de la maison où il puisse être en sûreté.
— Si je puis vous être utile, employez-moi,
dit Ginevra, je connais le maréchal Feltre.
— Eh bien ! nous verrons, répondit le
peintre.
Cette conversation dura trop longtemps pour
ne pas être remarquée de toutes les jeunes filles. Servin quitta Ginevra,
revint encore à chaque chevalet, et donna de si longues leçons qu’il était
encore sur l’escalier quand sonna l’heure à laquelle ses écolières avaient
l’habitude de partir.
— Vous oubliez votre sac, mademoiselle
Thirion, s’écria le professeur en courant après la jeune fille, qui descendait
jusqu’au métier d’espion pour satisfaire sa haine.
La curieuse élève vint chercher son sac en
manifestant un peu de surprise de son étourderie, mais le soin de Servin fut
pour elle une nouvelle preuve de l’existence d’un mystère dont la gravité
n’était pas douteuse ; elle avait déjà inventé tout ce qui devait être, et
pouvait dire comme l’abbé Vertot : Mon siége est fait. Elle descendit
bruyamment l’escalier et tira violemment la porte qui donnait dans
l’appartement de Servin, afin de faire croire qu’elle sortait ; mais elle
remonta doucement, et se tint derrière la porte de l’atelier. Quand le peintre
et Ginevra se crurent seuls, il frappa d’une certaine manière à la porte de la
mansarde, qui tourna aussitôt sur ses gonds rouillés et criards. L’Italienne
vit paraître un jeune homme grand et bien fait dont l’uniforme impérial lui
fit battre le cœur. L’officier avait un bras en écharpe, et la pâleur de son
teint accusait de vives souffrances. En apercevant une inconnue, il
tressaillit. Amélie, qui ne pouvait rien voir, trembla de rester plus
longtemps ; mais il lui suffisait d’avoir entendu le grincement de la porte,
elle s’en alla sans bruit.
— Ne craignez rien, dit le peintre à
l’officier ; mademoiselle est la fille du plus fidèle ami de l’Empereur, le
baron de Piombo.
Le jeune militaire ne conserva plus de doute
sur le patriotisme de Ginevra, après l’avoir vue.
— Vous êtes blessé ? dit-elle.
— Oh ! ce n’est rien, mademoiselle, la plaie
se referme.
En ce moment, les voix criardes et perçantes
des colporteurs arrivèrent jusqu’à l’atelier : « Voici le jugement qui
condamne à mort… » Tous trois tressaillirent. Le soldat entendit, le premier,
un nom qui le fit pâlir.
— Labédoyère ! dit-il en tombant sur le
tabouret.
Ils se regardèrent en silence. Des gouttes de
sueur se formèrent sur le front livide du jeune homme, il saisit d’une main et
par un geste de désespoir les touffes noires de sa chevelure, et appuya son
coude sur le bord du chevalet de Ginevra.
— Après tout, dit-il en se levant
brusquement, Labédoyère et moi nous savions ce que nous faisions. Nous
connaissions le sort qui nous attendait après le triomphe comme après la
chute. Il meurt pour sa cause, et moi je me cache…
Il alla précipitamment vers la porte de
l’atelier ; mais plus leste que lui, Ginevra s’était élancée et lui en barrait
le chemin.
— Rétablirez-vous l’Empereur ? dit-elle.
Croyez-vous pouvoir relever ce géant quand lui-même n’a pas su rester debout ?
— Que voulez-vous que je devienne ? dit alors
le proscrit en s’adressant aux deux amis que lui avait envoyés le hasard. Je
n’ai pas un seul parent dans le monde, Labédoyère était mon protecteur et mon
ami, je suis seul ; demain je serai peut-être proscrit ou condamné, je n’ai
jamais eu que ma paye pour fortune, j’ai mangé mon dernier écu pour venir
arracher Labédoyère à son sort et tâcher de l’emmener ; la mort est donc une
nécessité pour moi. Quand on est décidé à mourir, il faut savoir vendre sa
tête au bourreau. Je pensais tout à l’heure que la vie d’un honnête homme vaut
bien celle de deux traîtres, et qu’un coup de poignard bien placé peut donner
l’immortalité !
Cet accès de désespoir effraya le peintre et
Ginevra elle-même, qui comprit bien le jeune homme. L’Italienne admira cette
belle tête et cette voix délicieuse dont la douceur était à peine altérée par
des accents de fureur ; puis elle jeta tout à coup du baume sur toutes les
plaies de l’infortuné.
— Monsieur, dit-elle, quant à votre détresse
pécuniaire, permettez-moi de vous offrir l’or de mes économies. Mon père est
riche, je suis son seul enfant, il m’aime, et je suis bien sûre qu’il ne me
blâmera pas. Ne vous faites pas scrupule d’accepter : nos biens viennent de
l’Empereur, nous n’avons pas un centime qui ne soit un effet de sa
munificence. N’est-ce pas être reconnaissants que d’obliger un de ses fidèles
soldats ? Prenez donc cette somme avec aussi peu de façons que j’en mets à
vous l’offrir. Ce n’est que de l’argent, ajouta-t-elle d’un ton de mépris.
Maintenant, quant à des amis, vous en trouverez ! Là, elle leva fièrement la
tête, et ses yeux brillèrent d’un éclat inusité. — La tête qui tombera demain
devant une douzaine de fusils sauve la vôtre, reprit-elle. Attendez que cet
orage passe, et vous pourrez aller chercher du service à l’étranger si l’on ne
vous oublie pas, ou dans l’armée française si l’on vous oublie.
Il existe dans les consolations que donne une
femme une délicatesse qui a toujours quelque chose de maternel, de prévoyant,
de complet. Mais quand, à ces paroles de paix et d’espérance, se joignent la
grâce des gestes, cette éloquence de ton qui vient du cœur,
et que surtout la bienfaitrice est belle, il est difficile à un jeune homme de
résister. Le colonel aspira l’amour par tous les sens. Une légère teinte rose
nuança ses joues blanches, ses yeux perdirent un peu de la mélancolie qui les
ternissait, et il dit d’un son de voix particulier : — Vous êtes un ange de
bonté ! Mais Labédoyère, ajouta-t-il, Labédoyère !
À ce cri, ils se regardèrent tous les trois
en silence, et ils se comprirent. Ce n’était plus des amis de vingt minutes,
mais de vingt ans.
— Mon cher, reprit Servin, pouvez-vous le
sauver !
— Je puis le venger.
Ginevra tressaillit : quoique l’inconnu fût
beau, son aspect n’avait point ému la jeune fille ; la douce pitié que les
femmes trouvent dans leur cœur pour les misères qui n’ont rien d’ignoble avait
étouffé chez Ginevra toute autre affection : mais entendre un cri de
vengeance, rencontrer dans ce proscrit une âme italienne, du dévouement pour
Napoléon, de la générosité à la corse ?… c’en était trop pour elle ; elle
contempla donc l’officier avec une émotion respectueuse qui lui agita
fortement le cœur. Pour la première fois, un homme lui faisait éprouver un
sentiment si vif. Comme toutes les femmes, elle se plut à mettre l’âme de
l’inconnu en harmonie avec la beauté distinguée de ses traits, avec les
heureuses proportions de sa taille qu’elle admirait en artiste. Menée par le
hasard de la curiosité à la pitié, de la pitié à un intérêt puissant, elle
arrivait de cet intérêt à des sensations si profondes, qu’elle crut dangereux
de rester là plus longtemps.
— À demain, dit-elle en laissant à l’officier
le plus doux de ses sourires pour consolation.
En voyant ce sourire, qui jetait comme un
nouveau jour sur la figure de Ginevra, l’inconnu oublia tout pendant un
instant.
— Demain, répondit-il avec tristesse, demain,
Labédoyère…
Ginevra se retourna, mit un doigt sur ses
lèvres, et le regarda comme si elle lui disait : — Calmez-vous, soyez prudent.
Alors le jeune homme s’écria : — O Dio !
che non vorrei vivere dopo averla veduta ! (Ô Dieu, qui ne voudrait vivre
après l’avoir vue !)
L’accent particulier avec lequel il prononça
cette phrase fit tressaillir Ginevra.
— Vous êtes Corse ? s’écria-t-elle en
revenant à lui le cœur palpitant d’aise.
— Je suis né en Corse, répondit-il ; mais
j’ai été amené très-jeune à Gênes ; et, aussitôt que j’eus atteint l’âge
auquel on entre au service militaire, je me suis engagé.
La beauté de l’inconnu, l’attrait surnaturel
que lui prêtaient ses opinions bonapartistes, sa blessure, son malheur, son
danger même, tout disparut aux yeux de Ginevra, ou plutôt tout se fondit dans
un seul sentiment, nouveau, délicieux. Ce proscrit était un enfant de la
Corse, il en parlait le langage chéri ! La jeune fille resta pendant un moment
immobile, retenue par une sensation magique. Elle avait en effet sous les yeux
un tableau vivant auquel tous les sentiments humains réunis et le hasard
donnaient de vives couleurs. Sur l’invitation de Servin, l’officier s’était
assis sur un divan. Le peintre avait dénoué l’écharpe qui retenait le bras de
son hôte, et s’occupait à en défaire l’appareil afin de panser la blessure.
Ginevra frissonna en voyant la longue et large plaie que la lame d’un sabre
avait faite sur l’avant-bras du jeune homme, et laissa échapper une plainte.
L’inconnu leva la tête vers elle et se mit à sourire. Il y avait quelque chose
de touchant et qui allait à l’âme dans l’attention avec laquelle Servin
enlevait la charpie et tâtait les chairs meurtries ; tandis que la figure du
blessé, quoique pâle et maladive, exprimait, à l’aspect de la jeune fille,
plus de plaisir que de souffrance. Une artiste devait admirer involontairement
cette opposition de sentiments, et les contrastes que produisaient la
blancheur des linges, la nudité du bras, avec l’uniforme bleu et rouge de
l’officier. En ce moment, une obscurité douce enveloppait l’atelier ; mais un
dernier rayon de soleil vint éclairer la place où se trouvait le proscrit, en
sorte que sa noble et blanche figure, ses cheveux noirs, ses vêtements, tout
fut inondé par le jour. Cet effet si simple, la superstitieuse Italienne le
prit pour un heureux présage. L’inconnu ressemblait ainsi à un céleste
messager qui lui faisait entendre le langage de la patrie, et la mettait sous
le charme des souvenirs de son enfance, pendant que dans son cœur naissait un
sentiment aussi frais, aussi pur que son premier âge d’innocence. Pendant un
moment bien court, elle demeura songeuse et comme plongée dans une pensée
infinie ; puis elle rougit de laisser voir sa préoccupation, échangea un doux
et rapide regard avec le proscrit, et s’enfuit en le voyant toujours.
Le lendemain n’était pas un jour de leçon,
Ginevra vint à l’atelier et le prisonnier put rester auprès de sa
compatriote ; Servin, qui avait une esquisse à terminer, permit au reclus d’y
demeurer en servant de mentor aux deux jeunes gens, qui s’entretinrent souvent
en corse. Le pauvre soldat raconta ses souffrances pendant la déroute de
Moscou, car il s’était trouvé, à l’âge de dix-neuf ans, au passage de la
Bérézina, seul de son régiment après avoir perdu dans ses camarades les seuls
hommes qui pussent s’intéresser à un orphelin. Il peignit en traits de feu le
grand désastre de Waterloo. Sa voix fut une musique pour l’Italienne. Élevée à
la corse, Ginevra était en quelque sorte la fille de la nature, elle ignorait
le mensonge et se livrait sans détour à ses impressions, elle les avouait, ou
plutôt les laissait deviner sans le manége de la petite et calculatrice
coquetterie des jeunes filles de Paris.
Pendant cette journée, elle resta plus d’une
fois, sa palette d’une main, son pinceau de l’autre, sans que le pinceau
s’abreuvât des couleurs de la palette : les yeux attachés sur l’officier et la
bouche légèrement entr’ouverte, elle écoutait, se tenant toujours prête à
donner un coup de pinceau qu’elle ne donnait jamais. Elle ne s’étonnait pas de
trouver tant de douceur dans les yeux du jeune homme, car elle sentait les
siens devenir doux malgré sa volonté de les tenir sévères ou calmes. Puis,
elle peignait ensuite avec une attention particulière et pendant des heures
entières, sans lever la tête, parce qu’il était là, près d’elle, la regardant
travailler. La première fois qu’il vint s’asseoir pour la contempler en
silence, elle lui dit d’un son de voix ému, et après une longue pause : — Cela
vous amuse donc, de voir peindre ?
Ce jour-là, elle apprit qu’il se nommait
Luigi. Avant de se séparer, ils convinrent que, les jours d’atelier, s’il
arrivait quelque événement politique important, Ginevra l’en instruirait en
chantant à voix basse certains airs italiens.
Le lendemain, mademoiselle Thirion apprit
sous le secret à toutes ses compagnes que Ginevra di Piombo était aimée d’un
jeune homme qui venait, pendant les heures consacrées aux leçons, s’établir
dans le cabinet noir de l’atelier.
— Vous qui prenez son parti, dit-elle à
mademoiselle Roguin, examinez-la bien, et vous verrez à quoi elle passera son
temps.
Ginevra fut donc observée avec une attention
diabolique. On écouta ses chansons, on épia ses regards. Au moment où elle ne croyait
être vue de personne, une douzaine d’yeux étaient incessamment arrêtés sur
elle. Ainsi prévenues, ces jeunes filles interprétèrent dans leur sens vrai
les agitations qui passèrent sur la brillante figure de l’Italienne, et ses
gestes, et l’accent particulier de ses fredonnements, et l’air attentif avec
lequel elle écoutait des sons indistincts qu’elle seule entendait à travers la
cloison. Au bout d’une huitaine de jours, une seule des quinze élèves de
Servin s’était refusée à voir Louis par la crevasse de la cloison. Cette jeune
fille était Laure, la jolie personne pauvre et assidue qui, par un instinct de
faiblesse, aimait véritablement la belle Corse et la défendait encore.
Mademoiselle Roguin voulut faire rester Laure sur l’escalier à l’heure du
départ, afin de lui prouver l’intimité de Ginevra et du beau jeune homme en
les surprenant ensemble. Laure refusa de descendre à un espionnage que la
curiosité ne justifiait pas, et devint l’objet d’une réprobation universelle.
Bientôt la fille de l’huissier du cabinet du
roi trouva qu’il n’était pas convenable pour elle de venir à l’atelier d’un
peintre dont les opinions avaient une teinte de patriotisme ou de
bonapartisme, ce qui, à cette époque, semblait une seule et même chose ; elle
ne revint donc plus chez Servin, qui refusa poliment d’aller chez elle. Si
Amélie oublia Ginevra, le mal qu’elle avait semé porta ses fruits.
Insensiblement, par hasard, par caquetage ou par pruderie, toutes les autres
jeunes personnes instruisirent leurs mères de l’étrange aventure qui se
passait à l’atelier. Un jour Mathilde Roguin ne vint pas, la leçon suivante ce
fut une autre jeune fille ; enfin trois ou quatre demoiselles, qui étaient
restées les dernières, ne revinrent plus. Ginevra et mademoiselle Laure, sa
petite amie, furent pendant deux ou trois jours les seules habitantes de
l’atelier désert. L’Italienne ne s’apercevait point de l’abandon dans lequel
elle se trouvait, et ne recherchait même pas la cause de l’absence de ses
compagnes. Ayant inventé depuis peu les moyens de correspondre mystérieusement
avec Louis, elle vivait à l’atelier comme dans une délicieuse retraite, seule
au milieu d’un monde, ne pensant qu’à l’officier et aux dangers qui le
menaçaient. Cette jeune fille, quoique sincèrement admiratrice des nobles
caractères qui ne veulent pas trahir leur foi politique, pressait Louis de se
soumettre promptement à l’autorité royale, afin de le garder en France. Louis
ne voulait pas sortir de sa cachette. Si les passions ne naissent et ne
grandissent que sous l’influence d’événements extraordinaires et romanesques,
on peut dire que jamais tant de circonstances ne concoururent à lier deux
êtres par un même sentiment. L’amitié de Ginevra pour Louis et de Louis pour
elle fit plus de progrès en un mois qu’une amitié du monde n’en fait en dix
ans dans un salon. L’adversité n’est-elle pas la pierre de touche des
caractères ? Ginevra put donc apprécier facilement Louis, le connaître, et ils
ressentirent bientôt une estime réciproque l’un pour l’autre. Plus âgée que
Louis, Ginevra trouvait une douceur extrême à être courtisée par un jeune
homme déjà grand, si éprouvé par le sort, et qui joignait à l’expérience d’un
homme toutes les grâces de l’adolescence. De son côté, Louis ressentait un
indicible plaisir à se laisser protéger en apparence par une fille de
vingt-cinq ans. Il y avait dans ce sentiment un certain orgueil inexplicable.
Peut-être était-ce une preuve d’amour. L’union de la douceur et de la fierté,
de la force et de la faiblesse avait en Ginevra d’irrésistibles attraits, et
Louis était entièrement subjugué par elle. Ils s’aimaient si profondément
déjà, qu’ils n’avaient eu besoin ni de se le nier, ni de se le dire.
Un jour, vers le soir, Ginevra entendit le
signal convenu, Louis frappait avec une épingle sur la boiserie de manière à
ne pas produire plus de bruit qu’une araignée qui attache son fil, et
demandait ainsi à sortir de sa retraite. L’Italienne jeta un coup d’œil dans
l’atelier, ne vit pas la petite Laure, et répondit au signal. Louis ouvrit la
porte, aperçut l’écolière, et rentra précipitamment. Étonnée, Ginevra regarde
autour d’elle, trouve Laure, et lui dit en allant à son chevalet : — Vous
restez bien tard, ma chère. Cette tête me paraît pourtant achevée, il n’y a
qu’un reflet à indiquer sur le haut de cette tresse de cheveux.
— Vous seriez bien bonne, dit Laure d’une
voix émue, si vous vouliez me corriger cette copie, je pourrais conserver
quelque chose de vous…
— Je veux bien, répondit Ginevra sûre de
pouvoir ainsi la congédier. Je croyais, reprit-elle en donnant de légers coups
de pinceau, que vous aviez beaucoup de chemin à faire de chez vous à
l’atelier.
— Oh ! Ginevra, je vais m’en aller et pour
toujours, s’écria la jeune fille d’un air triste.
L’Italienne ne fut pas autant affectée de ces
paroles pleines de mélancolie qu’elle l’aurait été un mois auparavant.
— Vous quittez monsieur Servin ?
demanda-t-elle.
— Vous ne vous apercevez donc pas, Ginevra,
que depuis quelque temps il n’y a plus ici que vous et moi ?
— C’est vrai, répondit Ginevra frappée tout à
coup comme par un souvenir. Ces demoiselles seraient-elles malades, se
marieraient-elles, ou leurs pères seraient-ils tous de service au château ?
— Toutes ont quitté monsieur Servin, répondit
Laure.
— Et pourquoi ?
— À cause de vous, Ginevra.
— De moi ! répéta la fille corse en se
levant, le front menaçant, l’œil fier et les yeux étincelants.
— Oh ! ne vous fâchez pas, ma bonne Ginevra,
s’écria douloureusement Laure. Mais ma mère aussi veut que je quitte
l’atelier. Toutes ces demoiselles ont dit que vous aviez une intrigue, que
monsieur Servin se prêtait à ce qu’un jeune homme qui vous aime demeurât dans
le cabinet noir ; je n’ai jamais cru ces calomnies et n’en ai rien dit à ma
mère. Hier au soir, madame Roguin a rencontré ma mère dans un bal et lui a
demandé si elle m’envoyait toujours ici. Sur la réponse affirmative de ma
mère, elle lui a répété les mensonges de ces demoiselles. Maman m’a bien
grondée, elle a prétendu que je devais savoir tout cela, que j’avais manqué à
la confiance qui règne entre une mère et sa fille en ne lui en parlant pas. Ô
ma chère Ginevra ! moi qui vous prenais pour modèle, combien je suis fâchée de
ne plus pouvoir rester votre compagne…
— Nous nous retrouverons dans la vie : les
jeunes filles se marient… dit Ginevra.
— Quand elles sont riches, répondit Laure.
— Viens me voir, mon père a de la fortune…
— Ginevra, reprit Laure attendrie, madame
Roguin et ma mère doivent venir demain chez monsieur Servin pour lui faire des
reproches, au moins qu’il en soit prévenu.
La foudre tombée à deux pas de Ginevra
l’aurait moins étonnée que cette révélation.
— Qu’est-ce que cela leur faisait ? dit-elle
naïvement.
— Tout le monde trouve cela fort mal. Maman
dit que c’est contraire aux mœurs…
— Et vous, Laure, qu’en pensez-vous ?
La jeune fille regarda Ginevra, leurs pensées
se confondirent. Laure ne retint plus ses larmes, se jeta au cou de son amie
et l’embrassa. En ce moment, Servin arriva.
— Mademoiselle Ginevra, dit-il avec
enthousiasme, j’ai fini mon tableau, on le vernit. Qu’avez-vous donc ? Il
paraît que toutes ces demoiselles prennent des vacances, ou sont à la
campagne.
Laure sécha ses larmes, salua Servin, et se
retira.
— L’atelier est désert depuis plusieurs
jours, dit Ginevra, et ces demoiselles ne reviendront plus.
— Bah ?…
— Oh ! ne riez pas, reprit Ginevra,
écoutez-moi : je suis la cause involontaire de la perte de votre réputation.
L’artiste se mit à sourire, et dit en
interrompant son écolière : — Ma réputation ?… mais, dans quelques jours, mon
tableau sera exposé.
— Il ne s’agit pas de votre talent, dit
l’Italienne ; mais de votre moralité. Ces demoiselles ont publié que Louis
était renfermé ici, que vous vous prêtiez… à… notre amour…
— Il y a du vrai là-dedans, mademoiselle,
répondit le professeur. Les mères de ces demoiselles sont des bégueules,
reprit-il. Si elles étaient venues me trouver, tout se serait expliqué. Mais
que je prenne du souci de tout cela ? la vie est trop courte !
Et le peintre fit craquer ses doigts
par-dessus sa tête. Louis, qui avait entendu une partie de cette conversation,
accourut aussitôt.
— Vous allez perdre toutes vos écolières,
s’écria-t-il, et je vous aurai ruiné.
L’artiste prit la main de Louis et celle de
Ginevra, les joignit. — Vous vous marierez, mes enfants ? leur demanda-t-il
avec une touchante bonhomie. Ils baissèrent tous deux les yeux, et leur
silence fut le premier aveu qu’ils se firent. — Eh bien ! reprit Servin, vous
serez heureux, n’est-ce pas ? Y a-t-il quelque chose qui puisse payer le
bonheur de deux êtres tels que vous ?
— Je suis riche, dit Ginevra, et vous me
permettrez de vous indemniser…
— Indemniser !… s’écria Servin. Quand on
saura que j’ai été victime des calomnies de quelques sottes, et que je cachais
un proscrit ; mais tous les libéraux de Paris m’enverront leurs filles ! Je
serai peut-être alors votre débiteur…
Louis serrait la main de son protecteur sans
pouvoir prononcer une parole ; mais enfin il lui dit d’une voix attendrie : —
C’est donc à vous que je devrai toute ma félicité.
— Soyez heureux, je vous unis ! dit le
peintre avec une onction comique et en imposant les mains sur la tête des deux
amants.
Cette plaisanterie d’artiste mit fin à leur
attendrissement. Ils se regardèrent tous trois en riant. L’Italienne serra la
main de Louis par une violente étreinte et avec une simplicité d’action digne
des mœurs de sa patrie.
— Ah çà, mes chers enfants, reprit Servin,
vous croyez que tout ça va maintenant à merveille ? Eh bien, vous vous
trompez.
Les deux amants l’examinèrent avec
étonnement.
— Rassurez-vous, je suis le seul que votre
espiéglerie embarrasse ! Madame Servin est un peu collet-monté, et je
ne sais en vérité pas comment nous nous arrangerons avec elle.
— Dieu ! j’oubliais ! s’écria Ginevra.
Demain, madame Roguin et la mère de Laure doivent venir vous…
— J’entends ! dit le peintre en interrompant.
— Mais vous pouvez vous justifier, reprit la
jeune fille en laissant échapper un geste de tête plein d’orgueil. Monsieur
Louis, dit-elle en se tournant vers lui et le regardant avec finesse, ne doit
plus avoir d’antipathie pour le gouvernement royal ? — Eh bien, reprit-elle
après l’avoir vu souriant, demain matin j’enverrai une pétition à l’un des
personnages les plus influents du ministère de la guerre, à un homme qui ne
peut rien refuser à la fille du baron de Piombo. Nous obtiendrons un pardon
tacite pour le commandant Louis, car ils ne voudront pas vous
reconnaître le grade de colonel. Et vous pourrez, ajouta-t-elle en s’adressant
à Servin, confondre les mères de mes charitables compagnes en leur disant la
vérité.
— Vous êtes un ange ! s’écria Servin.
Pendant que cette scène se passait à
l’atelier, le père et la mère de Ginevra s’impatientaient de ne pas la voir
revenir.
— Il est six heures, et Ginevra n’est pas
encore de retour, s’écria Bartholoméo.
— Elle n’est jamais rentrée si tard, répondit
la femme de Piombo.
Les deux vieillards se regardèrent avec
toutes les marques d’une anxiété peu ordinaire. Trop agité pour rester en
place, Bartholoméo se leva et fit deux fois le tour de son salon assez
lestement pour un homme de soixante-dix-sept ans. Grâce à sa constitution
robuste, il avait subi peu de changements depuis le jour de son arrivée à
Paris, et malgré sa haute taille, il se tenait encore droit. Ses cheveux
devenus blancs et rares laissaient à découvert un crâne large et protubérant
qui donnait une haute idée de son caractère et de sa fermeté.
Sa figure marquée de rides profondes avait pris un très-grand développement et
gardait ce teint pâle qui inspire la vénération. La fougue des passions
régnait encore dans le feu surnaturel de ses yeux dont les sourcils n’avaient
pas entièrement blanchi, et qui conservaient leur terrible mobilité. L’aspect
de cette tête était sévère, mais on voyait que Bartholoméo avait le droit
d’être ainsi. Sa bonté, sa douceur n’étaient guère connues que de sa femme et
de sa fille. Dans ses fonctions ou devant un étranger, il ne déposait jamais
la majesté que le temps imprimait à sa personne, et l’habitude de froncer ses
gros sourcils, de contracter les rides de son visage, de donner à son regard
une fixité napoléonienne, rendait son abord glacial. Pendant le cours de sa
vie politique, il avait été si généralement craint, qu’il passait pour peu
sociable ; mais il n’est pas difficile d’expliquer les causes de cette
réputation. La vie, les mœurs et la fidélité de Piombo faisaient la censure de
la plupart des courtisans. Malgré les missions délicates confiées à sa
discrétion, et qui pour tout autre eussent été lucratives, il ne possédait pas
plus d’une trentaine de mille livres de rente en inscriptions sur le
grand-livre. Si l’on vient à songer au bon marché des rentes sous l’empire, à
la libéralité de Napoléon envers ceux de ses fidèles serviteurs qui savaient
parler, il est facile de voir que le baron de Piombo était un homme d’une
probité sévère ; il ne devait son plumage de baron qu’à la nécessité dans
laquelle Napoléon s’était trouvé de lui donner un titre en l’envoyant dans une
cour étrangère. Bartholoméo avait toujours professé une haine implacable pour
les traîtres dont s’entoura Napoléon en croyant les conquérir à force de
victoires. Ce fut lui qui, dit-on, fit trois pas vers la porte du cabinet de
l’empereur, après lui avoir donné le conseil de se débarrasser de trois hommes
en France, la veille du jour où il partit pour sa célèbre et admirable
campagne de 1814. Depuis le second retour des Bourbons, Bartholoméo ne portait
plus la décoration de la Légion-d’Honneur. Jamais homme n’offrit une plus
belle image de ces vieux républicains, amis incorruptibles de l’Empire, qui
restaient comme les vivants débris des deux gouvernements les plus énergiques
que le monde ait connus. Si le baron de Piombo déplaisait à quelques
courtisans, il avait les Daru, les Drouot, les Carnot pour amis. Aussi, quant
au reste des hommes politiques, depuis Waterloo, s’en souciait-il autant que
des bouffées de fumée qu’il tirait de son cigare.
Bartholoméo di Piombo avait acquis, moyennant
la somme assez modique que Madame, mère de l’empereur, lui avait donnée
de ses propriétés en Corse, l’ancien hôtel de Portenduère, dans lequel il ne
fit aucun changement. Presque toujours logé aux frais du gouvernement, il
n’habitait cette maison que depuis la catastrophe de Fontainebleau. Suivant
l’habitude des gens simples et de haute vertu, le baron et sa femme ne
donnaient rien au faste extérieur : leurs meubles provenaient de l’ancien
ameublement de l’hôtel. Les grands appartements hauts d’étage, sombres et nus
de cette demeure, les larges glaces encadrées dans de vieilles bordures dorées
presque noires, et ce mobilier du temps de Louis XIV, étaient en rapport avec
Bartholoméo et sa femme, personnages dignes de l’antiquité. Sous l’Empire et
pendant les Cent-Jours, en exerçant des fonctions largement rétribuées, le
vieux Corse avait eu un grand train de maison, plutôt dans le but de faire
honneur à sa place que dans le dessein de briller. Sa vie et celle de sa femme
étaient si frugales, si tranquilles, que leur modeste fortune suffisait à
leurs besoins. Pour eux, leur fille Ginevra valait toute les richesses du
monde. Aussi, quand, en mai 1814, le baron de Piombo quitta sa place, congédia
ses gens et ferma la porte de son écurie, Ginevra, simple et sans faste comme
ses parents, n’eut-elle aucun regret : à l’exemple des grandes âmes, elle
mettait son luxe dans la force des sentiments, comme elle plaçait sa félicité
dans la solitude et le travail. Puis, ces trois êtres s’aimaient trop pour que
les dehors de l’existence eussent quelque prix à leurs yeux. Souvent, et
surtout depuis la seconde et effroyable chute de Napoléon, Bartholoméo et sa
femme passaient des soirées délicieuses à entendre Ginevra toucher du piano ou
chanter. Il y avait pour eux un immense secret de plaisir dans la présence,
dans la moindre parole de leur fille, ils la suivaient des yeux avec une
tendre inquiétude, ils entendaient son pas dans la cour, quelque léger qu’il
pût être. Semblables à des amants, ils savaient rester des heures entières
silencieux tous trois, entendant mieux ainsi que par des paroles l’éloquence
de leurs âmes. Ce sentiment profond, la vie même des deux vieillards, animait
toutes leurs pensées. Ce n’était pas trois existences, mais une seule, qui,
semblable à la flamme d’un foyer, se divisait en trois langues de feu. Si
quelquefois le souvenir des bienfaits et du malheur de Napoléon, si la
politique du moment triomphaient de la constante sollicitude des deux
vieillards, ils pouvaient
en parler sans rompre la communauté de leurs pensées : Ginevra ne
partageait-elle pas leurs passions politiques ? Quoi de plus naturel que
l’ardeur avec laquelle ils se réfugiaient dans le cœur de leur unique enfant ?
Jusqu’alors, les occupations d’une vie publique avaient absorbé l’énergie du
baron de Piombo ; mais en quittant ses emplois, le Corse eut besoin de rejeter
son énergie dans le dernier sentiment qui lui restât ; puis, à part les liens
qui unissent un père et une mère à leur fille, il y avait peut-être, à l’insu
de ces trois âmes despotiques, une puissante raison au fanatisme de leur
passion réciproque : ils s’aimaient sans partage, le cœur tout entier de
Ginevra appartenait à son père, comme à elle celui de Piombo ; enfin, s’il est
vrai que nous nous attachions les uns aux autres plus par nos défauts que par
nos qualités, Ginevra répondait merveilleusement bien à toutes les passions de
son père. De là procédait la seule imperfection de cette triple vie. Ginevra
était entière dans ses volontés, vindicative, emportée comme Bartholoméo
l’avait été pendant sa jeunesse. Le Corse se complut à développer ces
sentiments sauvages dans le cœur de sa fille, absolument comme un lion apprend
à ses lionceaux à fondre sur leur proie. Mais cet apprentissage de vengeance
ne pouvant en quelque sorte se faire qu’au logis paternel, Ginevra ne
pardonnait rien à son père, et il fallait qu’il lui cédât. Piombo ne voyait
que des enfantillages dans ces querelles factices ; mais l’enfant y contracta
l’habitude de dominer ses parents. Au milieu de ces tempêtes que Bartholoméo
aimait à exciter, un mot de tendresse, un regard suffisaient pour apaiser
leurs âmes courroucées, et ils n’étaient jamais si près d’un baiser que quand
ils se menaçaient. Cependant, depuis cinq années environ, Ginevra, devenue
plus sage que son père, évitait constamment ces sortes de scènes. Sa fidélité,
son dévouement, l’amour qui triomphait dans toutes ses pensées et son
admirable bon sens avaient fait justice de ses colères ; mais il n’en était
pas moins résulté un bien grand mal : Ginevra vivait avec son père et sa mère
sur le pied d’une égalité toujours funeste. Pour achever de faire connaître
tous les changements survenus chez ces trois personnages depuis leur arrivée à
Paris, Piombo et sa femme, gens sans instruction, avaient laissé Ginevra
étudier à sa fantaisie. Au gré de ses caprices de jeune fille, elle avait tout
appris et tout quitté, reprenant et laissant chaque pensée tour à tour,
jusqu’à ce que la peinture fût devenue sa passion dominante ; elle eût été
parfaite, si sa mère
avait été capable de diriger ses études, de l’éclairer et de mettre en
harmonie les dons de la nature : ses défauts provenaient de la funeste
éducation que le vieux Corse avait pris plaisir à lui donner.