Qu’est-ce que la mer ? C’est la réserve des déluges. Les déluges
sont donc utiles ? Ils sont plus qu’utiles ; ils sont nécessaires. Les
continents à sec hors de l’océan s’épuisent. Les sols jadis les plus fertiles
sont stériles aujourd’hui. Un peu par la faute de l’homme, beaucoup par la
fatalité des choses. La campagne de Rome, le plateau ibérique, le Tell, la
Judée, l’Egypte, l’Asie mineure, toutes ces étendues jadis vertes et vivantes,
sont maintenant nues et impuissantes. Telle plaine, qui a nourri le monde, est
une mamelle tarie. Tel coin de l’Asie, jadis grenier de Rome, est fini. Il n’y a
plus rien à faire, l’anémie est irrémédiable. Où fut la forêt, est le sable ; où
fut la ville est le désert. Le sauvagisme reparaît où fut la civilisation, comme
la ronce où fut la fleur. L’Afrique est une immense jachère. Sans doute la
civilisation peut et doit revenir ; sans doute l’homme fait beaucoup ; mais il
ne fait pas tout. Il a pour limite la résistance absolue de l’impossible. La
surface cultivable est une sorte de peau de la terre ; là où cette peau manque
sur de très grands espaces, nulle guérison à espérer ; plus de culture possible.
Dans un temps donné, la terre hors de l’eau meurt. Que faire ? Il faut l’y
replonger. Comment ? Ici éclate l’impuissance de l’homme, et apparaît le
prodige. Le prodige immanent, c’est là ce que nous nommons Dieu. Il est la
Nature pour ceux qui n’y trouvent qu’un mécanisme, et il est Dieu pour ceux qui
y découvrent une volonté. La volonté du prodige se laisse entrevoir dans de
certaines irrégularités étranges et fécondes que le mécanisme pur exclurait.
Dieu, — ou le Prodige, si vous préférez ce mot, — n’est pas un géomètre exact.
Dans la machine monde, l’abstrait, que l’homme appelle volontiers le parfait,
n’existe point ; pas un globe n’est une sphère, pas une orbite n’est un cercle.
La révolution lunaire autour de la terre, qui fait le mois, n’est pas un
quotient de la révolution terrestre autour du soleil, qui fait l’année. L’année
est en porte-à-faux ; elle est incorrecte ; elle est ou trop courte ou trop
longue ; il faut la rapiécer. De là les années bissextiles, les jours
complémentaires, les mois inégaux. La précession des équinoxes, voilà la grande
surprise de l’homme, voilà le grand moyen divin. Qu’est-ce que la précession des
équinoxes ? C’est la périodicité des déluges. Qu’est-ce que la périodicité des
déluges ? C’est le rajeunissement de la terre. La terre replongée dans l’eau,
tel est le phénomène nécessaire. La précession des équinoxes, cette irrégularité
qui est l’ordre même, a pour résultat d’exposer inégalement les deux pôles au
rayon solaire, plus oblique sur l’un que sur l’autre. La glace s’épaissit sur
l’un et fond sur l’autre ; en d’autres termes, un pôle devient plus lourd
pendant que l’autre devient plus léger. Dans une quantité de milliers d’années,
rigoureusement calculable, la fonte ayant crû d’un côté et la glace de l’autre,
l’équilibre se rompt, et les deux pôles basculent. Le bas devient le haut ; le
Nord devient le Sud. Dans cette interversion énorme, la mer se déplace. C’est là
ce qu’on nomme Déluge. La vieille terre entre sous l’eau, et une terre nouvelle
en sort. À cette heure, les insectes du corail, les foraminifères et les polycistinées, dont un milliard couvre une pièce de cinq francs, font, sous
l’eau, les continents futurs. A l’heure venue, ces continents émergeront au
soleil et feront leur fonction de support de l’humanité à venir. Sera-ce une
autre humanité ? Non. L’humanité actuelle ne peut plus périr. Puisqu’elle sait
d’avance le déluge, elle le vaincra. L’imprévu seul est indomptable. Une
catastrophe calculée est une catastrophe dominée. Dans des milliers d’ans,
l’homme se préparera au déluge. Le déluge ne sera pas une embûche comme pour les
premiers hommes. Sa brusquerie fit son succès, succès terrible dont l’épouvante
dure encore. L’homme futur attendra l’effrayant phénomène, comptera sur lui, le
mesurera, et surnagera. La civilisation trouvera le moyen de parer le déluge.
Des points inaccessibles seront constatés, de vastes refuges seront établis,
d’immenses procédés scientifiques, entrevus dès à présent, centupleront les
forces et les ressources de l’homme. Tous les germes de civilisation seront
abrités ; tous les testaments de l’esprit humain seront mis en sûreté.
L’antiquité n’a pu sauver Orphée, l’avenir sauvera Homère.
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